Divers chaos de Pierre Alferi par Jean-Claude Pinson
Brouiller les pistes
Rien de pastoral. Au contraire, une poésie urbaine : divers chaos, le dernier livre de Pierre Alferi, s’ouvre significativement par une section intitulée « et la rue ». D’emblée, nous sommes plongés dans un monde où laideur et beauté s’entrechoquent ; où la « passante » baudelairienne, costumée façon manifestante « black bloc » (« noire en bloc/ baskets jean parka/ foulard et lunettes/est l’élégance même »), cohabite avec une « charogne » elle aussi new look (« on demande un poème/ sur l’affaissement des chairs […] un poème lit/médicalisé/ qui sente l’urine »).
Dans les mégapoles « mondialisées » d’aujourd’hui, le monde ne se donne plus comme un cosmos mais comme chaos. Nous sommes bien « loin de la tonique », mais c’est pourtant d’un tel monde disharmonique que le poète, lui-même « trivial », confronté à l’« insignifiance », à la contingence de toute chose, se doit, à défaut de pouvoir le chanter, de parler :
« ce n’est pas ici
qu’est notre bonheur
pourtant c’est ici
que nous nous croisons
alors c’est d’ici
qu’il nous faut parler
alors c’est ici
qu’il nous faut parler »
Si « nous habitons disney/ son univers impitoyable-/ment fluide », où « le commerce chante/ au centre à tue-tête », toutefois « le déluge approche ». Plus que jamais, la réalité urbaine demeure le lieu de la non-réconciliation. La division et la domination sociales y sont au programme : la prostitution y prospère, celle par exemple de ces « louves de chine » contraintes à ce « travail de chien » qu’est le sexe tarifé. Il est rare que la rue y soit « à nous ». C’est plutôt la violence qui y est chez elle, exposant les « ressortissants/d’ailleurs », comme « les ados noirs et bruns », à des « opérations de police » récurrentes.
Poésie urbaine et donc, on le voit, poésie politique (et d’abord au sens étymologique du terme). Mais bien d’autres motifs et modalités discursives traversent un livre délibérément composite et dont le parti-pris est clairement celui de la diversité (de ce de varietate rerum cher à Ponge). On y trouvera aussi bien un alguier (« algologie », le mot étant imprimé avec quelques caractères inversés) que des « poèmes chinois » (avec une disposition sur la page empruntée à l’écriture idéogrammatique), ou un très surprenant « sonnet » constitué, non de mots, mais de dessins.
Indéniablement, Pierre Alferi a un réel talent pour le dessin. Qu’il y ait recours à plusieurs reprises dans ce livre n’a rien d’anecdotique ni d’ornemental. Il faut plutôt y voir, selon moi, une façon décalée de mettre en œuvre une poétique relevant de ce qu’on pourrait appeler une « archi-écriture ». J’emprunte le terme à Derrida, lequel se trouve être le père de l’auteur, comme ce dernier le rappelle discrètement au détour d’un vers à la toute fin du livre « je n’oublie pas la carte/postale de mon père » (La Carte postale est le titre d’un ouvrage de Jacques Derrida paru en 1980). Par cette idée d’« archi-écriture » essentielle à sa philosophie de la différance, Derrida entendait signifier qu’il n’y a pas, en amont de l’écriture (de la trace), de présence pleine, de langage « originel » ou « naturel », mais toujours déjà, dissimulée, la violence d’une écriture, une « archi-écriture ».
La dernière section du livre le signifie sans ambages : tout entière elle est construite autour d’un graffiti (« rappelle-toi beryllos », noté en caractères grecs) retrouvé « sur le mur d’une villa/ à bonne distance de pompéi ». C’est ce que nous disent aussi, autrement, les 14 dessins figuratifs qui composent la section intitulée « sonnet ». Ils vont par deux, comme il sied aux vers, alternant rimes croisées, embrassées ou plates. Chacun, en un graphisme qui n’est pas sans évoquer le trait net de Valerio Adami, se dédouble en une figure au contour appuyé se détachant sur une figure estompée qui à son tour viendra ensuite au premier plan. Façon de dire, peut-être, que toute réalité, en son ontologie, est aussi une « hantologie » (le mot est de Derrida), hantée qu’elle est par un fantôme qui en fait toute l’épaisseur. Rien qui ne soit premier et identique à soi ; tout est trace et palimpseste ; tout est feuilleté, obombré.
« Déconstruction », on le sait, est également une notion centrale de la philosophie de Derrida. Elle est à l’œuvre aussi dans la poésie de Pierre Alferi. Continuer la « poésie (telle est bien la mention générique qui suit le titre) exige d’abord qu’on en passe par la « haine de la poésie » (jusqu’à celle de la « poésie / des ruines »). Tout romantisme sera donc banni, y compris le moins orthodoxe, celui par exemple de ce matérialiste iconoclaste qu’était Leopardi. L’auteur s’emploie ainsi à déconstruire L’Infinito, le plus célèbre des Canti : au « mont solitaire » aimé du poète italien, Alferi substitue un « parking désert », et, au bruissement des feuillages dans le vent, celui des « emballages ». Mais ce sont aussi les tournures et les tons de la poésie, ses poétismes habituels, qui sont déconstruits. C’est la syntaxe elle-même, en tant qu’elle est « ce qu’il y a de rythmique dans le sens » (écrivait naguère l’auteur dans son essai Chercher une phrase) qui se voit bousculée. D’où l’invention de ce qu’on pourrait appeler une « phrase-cascade », où le sens dévale verticalement le poème au gré des torsions d’un vers souvent très court (guère plus de trois mots).
Parti-pris de toute évidence moderniste, qui en appelle à sa tradition propre. Deux poètes sont ainsi évoqués, invoqués, dans divers chaos. Jude Stéfan d’abord, à qui l’auteur rend un très bel hommage : « lyrique formaliste ironique », avec sa « démarche/chansautillante », Stéfan a su parfaitement bander « son arc métrique ». Mais sont aussi mis en avant les poètes avant-gardistes de langue anglaise que sont John Ashbery, Tom Raworth et Steven J. Fowler. Il leur revient d’avoir inventé une langue apte à capter les vacillations les plus infimes et incertaines de l’expérience, au moyen d’une langue capable de chauvir comme « les oreilles d’un grand cerf aux aguets » (selon la belle expression d’un traducteur d’Ashbery, Marc Chénetier).
Dans un texte de 1991 intitulé « Confection » (repris en 2016 dans Brefs, un volume d’essais), Pierre Alferi pointait la nécessité, pour éviter le risque d’un académisme d’un nouveau genre, de « brouiller les pistes ». Il importait selon lui de sortir du « fétichisme du vers », comme de ceux de « l’étrangeté et de la complexité », ou encore de « la voix impersonnelle ». Il affirmait, contre tous ces travers, la nécessité d’une « prosodie dynamique, beaucoup plus souple » ; celle aussi d’une « lisibilité de prime abord » (qui ne soit pas cependant la négation de l’expérimentation) ; celle encore d’une poésie « recontextualisée » (par le recours, par exemple, à « une situation narrative ») qui ne se satisfasse pas d’« une autosuffisance illusoire », mais « qui gicle, qui fuie, échappant à ses signes de reconnaissance, même si ces signes demeurent ».
Dominique Fourcade, de son côté, invitait, quelques années plus tard (en 1998), à détendre, « desserrer » (mais « durement ») un vers que Mallarmé avait « indispensablement retendu » après le relâchement romantique. Pour ce faire, Fourcade inventait pour sa part un prosimètre d’un genre nouveau.
Sans renoncer en rien à l’invention ni céder à quelque relâchement que ce soit, divers chaos rompt avec les travers modernistes évoqués par l’auteur en 1991. Et s’il reste adepte du vers court, cependant Alferi le desserre, optant, plutôt que pour la poésie abstraite, pour le dessin figuratif et la ligne claire. Jouant de la parataxe, le poème néanmoins invite fréquemment à donner sa langue au chat. C’est qu’il s’en va aux confins du dicible, là où l’histoire qu’il suggère brusquement s’interrompt (« [l’histoire manque] »). Obscurité sans doute, mais la langue cependant est simple, débarrassée de toute fioriture et circonvolution, et souvent le poème atteint à une forme de transparence, à la « naïveté », à la lisibilité première supposément requise du haïku :
« je suis berger peul
nourri au pur sang
d’un chameau vivant ».
Rien de pastoral, disais-je en commençant ; rien apparemment qui renverrait à quelque chose comme un sentimentde la nature. Pourtant, bien des passages du livre témoignent d’une rare attention à l’extrême diversité et richesse des formes naturelles, notamment toute la section du livre intitulée « algologie ». L’approche cependant n’est nullement « sentimentale », nullement « romantique » (dans le sens souvent péjoratif accolé à ces deux termes). Elle relève bien davantage d’une logique goethéenne de l’observation objective, scientifique, jointe à une constante invention langagière. Ce qui n’interdit pas toutefois de voir dans cette attention poétique la manifestation, par-delà toute subjectivité, d’un affect fondamental, d’une Stimmung, témoignant de notre appartenance indélébile à l’« archi-mouvement » de la Phusis. Auquel cas, divers chaos témoignerait non seulement d’une « archi-écriture », mais aussi de cet autre versant par quoi notre condition est tournée vers le désir d’une « archi-poésie » qui n’aura cessé de toujours plus nous manquer. J’entends par là que cette condition nôtre est aussi hantée, en son conatus le plus radical, par un désir d’habitation poétique, « idyllique », de la terre, désir aussi « indéconstructible » que l’est, selon Derrida, la « promesse émancipatoire » du marxisme.