Polyphonie Penthésilée, de Liliane Giraudon par Jean-Claude Pinson
Batailleuse mélancolie
Rude est souvent la tâche de celui, angélique lecteur, qui s’aventure dans les fourrés de la poésie contemporaine, tant les textes qu’il affronte semblent prendre plaisir à affoler, non seulement les boussoles de la lecture ordinaire, mais les armes les plus sophistiquées dont il aura pu, ce lecteur, au fil des ans se doter. Armes, car la lecture souvent est une guerre contre un texte qui résiste et se dérobe au plus épais de son maquis.
Pourtant, de ce livre de Liliane Giraudon, chaque énoncé (chaque vers ou hémistiche) est d’une parfaite lisibilité. Nul syntagme vraiment obscur, quel qu’il soit, notation la plus triviale (« nous avons mangé une soupe/ trop chaude si peu épaisse »), brève remarque réflexive (« passion du singulier/ patience du négatif »), injonction (« arrêtez donc de noter vos rêves »), incise à caractère autobiographique (« comment suis-je parvenue/ à devenir cette vieille femme »), fragments d’un possible manifeste (« épluchures du poème qu’il faut continuer d’assassiner » ; « poésie intenable plutôt qu’inadmissible »), citations en italiques (« c’est la pression de l’expérience qui pousse la langue à la poésie »), propos en lien avec l’écoféminisme (« ils crèvent les arbres/ il ne fallait pas brûler/ les sorcières qui les habitaient »), ou encore remarque à consonance sociologique (« traverser de nuit une ville/devenue cloaque pour les plus pauvres »).
La difficulté (du moins pour le lecteur que je suis) tient en fait à la logique du montage, à la « dialectique poétique du fragment » qui prévaut tout au long du livre. Certes, la poétique de la disjonction, du grand écart maximal, consistant à assembler (coller) des fragments apparemment sans rapport, si elle rend difficile la synthèse minimale requise pour l’acte de lecture, peut être le puissant ressort d’un art de la surprise et de la secousse qui n’est pas sans susciter une forme de jouissance. Mais parataxique, l’assemblage des énoncés, leur enchaînement, paraît dans un premier temps, pour une lecture qui se veut d’abord tranquillement linéaire, empreint de beaucoup d’arbitraire. C’est seulement en lisant l’ensemble du livre comme une partition entremêlant la plus grande pluralité de voix, en laissant son regard danser en tous sens sur chaque page, qu’on commence à être saisi d’une sensation heureuse de lévitation. Parfaitement découpé, judicieusement cadré, incisé, incisif, chaque énoncé gagne alors en force de surrection (de « soulèvement métrique », pour parler comme Claudel) dans le moment où il concourt à la mosaïque tout entière du texte. Et c’est alors un fort sentiment de l’époque et du monde qui se dégage de la lecture. Car c’est un livre sur tous les sujets, en même temps que sur la noirceur des temps qui sont nôtres (« partout la peur/technique de soumission/ avec pour résultat/ une pratique de vies jetables »).
Mais on se sera d’abord raccroché au titre. Parfait octosyllabe qu’accentue son allitération martiale, il suggère au moins deux pistes. Il confirme d’abord l’intention polyphonique qui a présidé à son écriture. Comme on sait, la polyphonie, en son moment de plein épanouissement médiéval, soumet le texte à la loi supérieure du chant. Comme le dira au XVème siècle Giulio Caccini, l’inventeur du Stile rappresentativo à l’origine de de l’opéra moderne, la polyphonie « lacère la poésie ». Et en effet, il s’agit bien pour Liliane Giraudon, en recourant à diverses « stratégies de pillages, détournements, inventions, découpages », de guerroyer contre la langue établie, à ses yeux trop « patriarcale » (« une poésie patriarcale bien verticale/manifestes comiquement phalliques ») : « elles guerroient les amazones dans leurs petites armures peintes loin de toi ».
Partition, chaque page du livre est aussi bien tableau – tableau all over, car la disposition des vers n’obéit pas à l’habituelle centration du bloc dressé tel un phallus au milieu de la page. Réduisant les marges, mots et vers s’égaillent sur toute la surface, composition qui oblige la lecture à un parcours multidirectionnel plutôt que simplement linéaire (on ne peut évidemment pas ici ne pas penser à Mallarmé puis du Bouchet). Cette construction prosodique (« strophes brisées ou liste de mots ») a comme contrepoint graphique les tracés faits de phrases découpées, collées et entrecroisées, que l’auteure a placés à l’entrée de chacun des chapitres du livre. L’assemblage de leurs lignes, en sa géométrie bien peu euclidienne, n’est pas sans rappeler « ce que fait l’araignée », cette infatigable tisseuse, si l’on veut bien retenir ces mythes qui font d’elle une créatrice du monde (plutôt qu’un arthropode maléfique).
Quant à Penthésilée, la fureur amoureuse et guerrière prêtée au personnage mythologique est là pour souligner qu’en poésie c’est de combat que toujours il y va pour faire vivre la langue et l’arracher à cette pente « fasciste » que Barthes y voyait. – De combat aujourd’hui pour faire qu’enfin la voix des femmes, si longtemps étouffée, puisse être entendue : « la Dickinson bien loin devant tous / caracolant Hors Livre /n’en ayant peut-être jamais voulu/construisant autrement/ la maison du poème ».
« Amazone » est aujourd’hui un nom de forte résonance. Il n’est sans doute pas indifférent, poétiquement, de noter qu’il était déjà présent dans le titre – Forestière Amazonide – des premiers poèmes publiés en 1962 par Denis Roche. Dans son « Avant-propos », l’auteur évoquait son souci d’animer ses « collages » « par un rythme nouveau » et d’« allier à la densité des images une densité superposable des vers eux-mêmes ». En résultait une allure joyeusement guerrière. C’est indéniablement quelque chose de cet ordre qu’on retrouve dans ce livre de Liliane Giraudon. Mais, parce qu’on a changé d’époque (« que fait le poème par ces temps de malheur/rien absolument rien »), parce que « tombe le soir », la revigorante humeur batailleuse la voix s’y teinte d’une inévitable inflexion mélancolique, loin de toute mièvrerie :
« Penthésilée
tu te souviens
nous parlions d’elle
sous les platanes
sa voix d’argent traversée par le vent
libre et joyeuse
étincelante
dans sa petite armure
elle respire à grands traits
que se défassent
toutes les couronnes du monde
l’as-tu retrouvée
fait-il bon là où vous êtes
Stein découvre-t-elle que tailler les buis
c’est aussi apaisant
que scier du bois
ici le temps freine à mort
la rose pour personne a cessé de fleurir
c’était si beau la vitesse
c’était hier »