Amélie Margueritte, au mouvement venu par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

11 mai
2023

Amélie Margueritte, au mouvement venu par Jean-Claude Pinson

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Aurélie Margueritte, au mouvement venu

au mouvement venu est un livre doublement inaugural. Il est le premier livre de l’auteure, Amélie Margueritte, et le premier volume d’une nouvelle collection, « Quelque part, nulle part », dirigée par Renaud Barbaras aux éditions « Les Compagnons d’humanité » (éditeur très récemment apparu).

Le lecteur sera sans doute d’abord intrigué par l’étrangeté du titre. Il y entendra probablement un écho de l’expression « au moment venu », laquelle suppose un récit et un événement. Substituer « mouvement » à « moment », c’est évidemment inscrire tout le livre dans une poétique de l’espace et du lieu plutôt que du temps.

Pourtant, nombreux sont les poèmes du livre d’Amélie Margueritte qui s’offrent comme autant de micro-récits narrant la vie la plus ordinaire (« signe particulier : néant », lit-on ainsi à la page 33). C’est même en un certain sens un récit de vie, sinon un roman de formation, qui se déploie, de l’enfance à l’âge adulte (jusqu’à l’expérience à venir de la mort : « ce qui m’attendra / quand je fermerai les paupières pour la dernière fois »).

Toutefois, nulle autobiographie en bonne et due forme, mais une série de biographèmes où l’auteure se fait phénoménologue de l’infra-ordinaire pour décrire avec une rare acuité les plus ténues des sensations, auditive (« Le tennis-club était installé allée des soupirs et l’on entendait entre chaque revers, des oiseaux croasser : ni corbeaux ni corneilles ») ou tactile (« la sensation de poix » sur les doigts qui résulte de la dégustation d’une pomme d’amour).

Remarquables sont dans cet ordre d’idées les poèmes de la section intitulée « se prolonger ». À la façon des ekphrasis, ils serrent au plus près la réalité chosale de la scène dépeinte (et décrite), mais font aussi résonner de façon pensive ses plus lointaines harmoniques : « l’épagneul s’assoupit/ la fête touche à sa fin […] fini/ ce temps des choses chorales/ des feux et des artifices » (à propos d’un tableau de Watteau La Danse ou Iris).

Car le poème ne s’en tient pas à la simple description. S’il narre l’expérience, il la pense aussi. Et il le fait sans céder à la tentation d’une herméneutique trop empressée. Sa logique est par bien des côtés celle, sobrement parataxique, de la contiguïté (presque de la collision). Ainsi dans ce poème de la page 108 où, à la sensation des « mains collantes » de l’enfant, fait suite, sans transition, l’évocation du récit de la Genèse : « … j’ouvrais ma grande Bible imagée […] Eve croquait le fruit défendu, à la page trois ; à la page quatre, elle autorisait Adam à y goûter ». Le recours aux deux points ( :) dans le dernier vers de nombreuses pièces témoigne de ce souci de laisser librement penser le poème en même temps que le lecteur (pas de morale de la fable).

Si les deux registres du « naïf » et du « sentimental » (pour reprendre les catégories de Schiller) s’entrelacent dans maints poèmes qui adoptent alors le vers long ou le verset, on trouve aussi dans le livre des poèmes brefs, constitués de vers très courts, où la poétique du haïku le dispute à l’énoncé aphoristique (ou gnomique). Dans tous les cas, ce qu’on retiendra, c’est la grande souplesse prosodique dont le livre témoigne, sans que ce côté bariolé nuise à l’unité de ton (ou plutôt de voix) de l’ensemble.

Walter Benjamin, dans un essai fameux, « Le narrateur », diagnostiquait, en 1936, en lien avec ce qu’il nommait « la chute de l’expérience », une certaine déperdition de cet « art artisanal » qu’était selon lui « l’art de narrer ». Reprendre la question pourrait sans doute (j’avance cette hypothèse) conduire à cette remarque qu’une part de cet art s’est  aujourd’hui réfugié dans l’espace du poème, la « lente thésaurisation » de l’expérience dont il est le lieu produisant à sa manière, sans moraline aucune, cette « sagesse »  que Benjamin attribuait à l’art archaïque de raconter. Justesse et justice peuvent alors, selon des modalités diverses, se rencontrer dans le poème, donnant lieu à une poéthique où forme de vie et forme textuelle entrent en dialogue. Ainsi en va-t-il, de l’œuvre de Philippe Jaccottet, tout entière placée, comme on sait, sous le signe de la devise « juste de vie, juste de voix ». Que la collection qu’inaugure le livre d’Amélie Margueritte se  revendique de ce poète, comme en atteste un extrait de La Semaison cité en épigraphe, n’est certainement pas un hasard.

Mais, plus encore, c’est peut-être avec le tout dernier poème que se révèle le mieux la ligne de pensée qui traverse le livre tout entier.  S’y trouve établie une « solidarité structurale » entre l’hêtre, la tique et l’auteure (le sujet du poème). Entre le végétal, l’animal et l’humain une continuité se manifeste, « au mouvement venu ». Et cette continuité témoigne de la co-appartenance de tous les êtres à la Vie comme « archi-mouvement » (l’expression est de Renaud Barbaras). C’est elle, en sa justesse qui est aussi justice rendue à l’orbe entier du vivant, à la venue de son mouvement, que les poèmes ici rassemblés cherchent à dire.

En ce point, on touche évidemment à l’ontologie, et c’est pourquoi ce poème final retrouve l’inspiration fondamentale du psychiatre et philosophe Eugène Minkowski, dont est cité en exergue de la collection un extrait de l’ouvrage Vers une cosmologie (auquel j’emprunte justement cette expression de « solidarité structurale »). Mais si elle est dans ces vers, cette inspiration, présente, c’est poétiquement. Le poème inclut bien une philosophie, mais elle y doit demeurer, selon le mot de Mallarmé, « latente » plutôt qu’explicite et démonstrative. Car quoique « proche l’idée », la poésie est avant tout « Musique, par excellence ».

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