Christophe Manon, Porte du Soleil par Jean-Claude Pinson
Un récit caravagesque en vers
« Venu à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet de l’an du Christ 2019,
Sur les traces de mes arrière-grands-parents maternels,
[…]
j’ai surtout été confronté de façon désastreuse
à la solitude et à l’angoisse de mes propres turpitudes. »
Porte du Soleil commence comme un récit des origines. Le lecteur bénévolent d’aujourd’hui pourrait s’attendre à ce que l’auteur s’attarde sur la trajectoire des « ritals » dont il est du côté de sa mère issu. Il aurait même pu vouloir, comme on semble aujourd’hui l’attendre de tout « transfuge » de classe (ou supposé tel), « venger sa race » (son arrière grand-père, Pasquale, apprend-on, est venu en 1920 s’établir en Lorraine comme maçon).
Mais rien de tel. D’emblée ce motif devenu poncif est déjoué. Très vite, déceptif – heureusement déceptif – le récit abandonne le chemin de la trop prévisible enquête sur les origines familiales. À quoi bon vouloir tirer de l’oubli ses ancêtres ? Tout le monde n’a-t-il pas des racines ? Sans compter, dit crûment l’« Epilogue », que « les morts sont insensibles aux récits, […] où ils sont rien ne les concerne. »
Déceptif, le récit l’est aussi au regard de ce qui fait du voyage en Italie, de Goethe à Stendhal et bien au-delà, un voyage avant tout esthétique, aux sources de la beauté, la peinture italienne, en opposition au réalisme flamand, passant pour être avant tout idéale. Rien, malgré le titre, d’un tel voyage avec ce Porte du Soleil. Car si le narrateur va bien d’église en basilique à la rencontre des chefs d’œuvre de la peinture italienne, ce n’est pas pour les contempler en simple esthète féru d'histoire de l'art. Ce à quoi il est d’abord sensible, c’est aux motifs, à leur contenu tragique. Dans « les monstres, les spectres, les corps tourmentés et suppliciés » que tableaux et fresques exhibent, c’est un reflet du violent désarroi existentiel auquel il est en proie (on serait tenté d’écrire « qui le crucifie ») qu’il perçoit avant tout.
À Pérouse, où il a connu un violent moment d’égarement, il n’a pas été victime de ce que la psychiatrie appelle le « syndrome de Stendhal ». À la différence du romancier, ce n’est pas la contemplation, « tête renversée », jusqu’à l’overdose esthétique, des fresques d’une basilique qui lui a fait perdre la tête. Dans la fournaise d’un été italien, un soir où il a « excessivement bu » et avalé « une poignée de somnifères », c’est un accès de très noire mélancolie qui le conduit à s’abandonner à une rage dévastatrice. Tout se passe alors comme si le narrateur voulait, de la touche on ne peut plus prosaïque (sinon grotesque) qui est sienne, maculer « d’images pornographiques » les fresques peuplées d’anges d’un Giotto ou d’un Raphaël. Au-delà de l’anecdote autobiographique, ce qu’on perçoit, c’est d’abord le refus de toute idéalisation.
Il s’en suit que tout le livre est empreint d’une lumière véritablement caravagesque. S’y déploie ainsi un sens aigu du drame qu’est l’existence, en tant qu’elle est constant conflit entre ombre et lumière. La vigueur énonciative qui accompagne ce trope narratif n’est évidemment pas pour rien dans la capacité du livre à retenir l’attention du lecteur, suscitant chez lui une vraie jubilation. Chose peu fréquente dans l’ordre de la poésie, Porte du Soleil est un livre qu’on lit d’une traite.
Ce goût du contraste, on le retrouve dans la façon dont le récit entremêle deux registres. Celui d’abord, descriptif, qui le voit se déployer comme une suite d’ekphrasis. L’auteur s’y attache à décrire, en écho à la Légende dorée de Voragine, fresques et tableaux divers où les peintres de la Renaissance n’en finissent pas de mettre en images la passion du Christ ou les souffrances de martyrs secourus par les anges.
Mais, second registre, expressif celui-là, le récit est aussi, en sa pérégrination, une confession où s’entend une voix toute subjective. « Confession », le mot n’est aujourd’hui guère en odeur de sainteté depuis la condamnation rimbaldienne de la « poésie subjective ». On se gardera toutefois ici de confondre la personne de l’auteur et sa fonction de narrateur de ce Porte du Soleil. Le livre, et c’est un de ses grands mérites, adopte un registre énonciatif où se défait l’apparente univocité du sujet qui dit « je ». En témoignent notamment ces formules parodiant le discours des Evangiles (« En vérité je vous le dis… ») par lesquelles se voit relancée la narration-confession. En outre, le propos est parsemé de citations (notées en italiques) empruntées aux Aveux de Saint-Augustin*. Bien d’autres auteurs (Dante en premier lieu), contribuent à la profondeur (au relief) d’un texte où résonnent diverses strates de l’histoire.
Car si l’auteur fait pleinement droit à la prose du monde, à sa platitude, à sa trivialité, il tisse aussi son texte de citations qui font flotter à sa surface les pointes émergées de ce passé légendaire que narrent partout en Italie les peintres de la première Renaissance. Et ces citations, il se les approprie d’autant mieux que les points de soudure sont invisibles. Ainsi ventriloquée, la voix de l’auteur gagne en puissance évocatoire.
Même si c’est un récit, Porte du Soleil relève avant tout du poème (non sans en bousculer considérablement les codes). Poème, d’abord, bien sûr, parce c’est en vers qu’il est écrit. Mais en vers très libres, sinon en prose coupée. Rien en effet du vers torsadé, encombré de complexité, de trop d’émules de Mallarmé. Christophe Manon est au contraire un adepte de la « ligne claire ». Il ne cherche aucunement à rompre à tout prix, par peur des clichés, avec cette entente première de la langue qui prévaut pour le commun des mortels. Symptomatique de ce point de vue est le fait que le vers dans ce livre (chose bien rare aujourd’hui) jamais ne snobe la ponctuation ordinaire, y compris à la coupe.
« Poétique », le livre l’est aussi de par sa composition et son art du cadrage. Constituée en chronique, la suite narrative se voit en effet distribuée en séquences discontinues – en stations – qui font qu’à chaque page, en une sorte d’éphéméride, correspond l’espace d’un poème. Ainsi le flux narratif propre au récit trouve-t-il à s’allier avec la stase (l’arrêt, le ralentissement sur les mots) définitoire du poème moderne.
Cette forme qui offre au livre son architecture, l’auteur raconte comment il en a eu la révélation à Gubbio, alors qu’il redescendait du mont Ingino, empruntant la voie le long de laquelle sont édifiées treize stèles marquant les stations du Chemin de croix avant la chapelle où se trouve représentée la mise au tombeau du Christ.
Là où beaucoup ambitionnent de réinventer la langue, Christophe Manon préfère quant à lui (mais la tâche n’est pas moindre) redonner valeur et vigueur à un « sens commun » linguistique plus que jamais gangrené de divers jargons et parlures doxiques. Il s’agit de faire que puisse dans l’écriture s’entendre toute la vivacité, toute la verve, la ferveur exultante, d’un parler ordinaire accédant à la force auratique, au rayonnement propre à l’écriture. Et cette fois encore, c’est le contraste qui est à l’œuvre, la langue ordinaire se voyant contaminée par le ton légendaire, non sans toutefois la pointe d’ironie qui ramène bien vite à la réalité rugueuse la soudaine exultation du poète. Ainsi de la chute du poème de la page 57 :
« Cela se passait à la fin des années dix du siècle XXI,
sous le gouvernement du président Macron,
dans la splendeur de la gloire
de son pouvoir tout-puissant. »
* Aveux est le terme retenu par Frédéric Boyer pour sa traduction des Confessions.