magdaléniennement de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

Les Parutions

05 avril
2020

magdaléniennement de Dominique Fourcade par Jean-Claude Pinson

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magdaléniennement de Dominique Fourcade

Grand art et chistera

Stimulant, revigorant comme bien peu est le dernier livre de Dominique Fourcade. Violemment intempestif également. Quelle drôle d’idée, se prend-on à penser, que d’élever aujourd’hui un hymne au grand art – à ce que l’auteur préfère plutôt pour sa part appeler « grande poésie »1. Si le poème, comme l’écrit lui-même l’auteur à propos de Zoe Leonard et de son fameux I want a president, a un « rôle immense, celui d’afficher l’époque », n’y a-t-il pas mieux à faire, dira-t-on, que de tirer de l’oubli une catégorie de grandeur devenue aux yeux de beaucoup obsolète ? C’est pourtant bien elle qui est au cœur de magdaliénennement.


Délibérément à contre-courant, Fourcade maintient ferme en effet un cap du grand art pour lui essentiel depuis au moins Le Ciel pas d’angle. Ce cap a d’abord nom Cézanne : « le cap C a été toute la vie merveilleux à passer/ aventureux à passer/ sans retour à aimer » (« cap C », le poème qui porte ce titre, écrit dans une maison du Cap Ferret, est dédié à la mémoire de John Ashbery, en même temps qu’il comporte une allusion à une sculpture de David Smith intitulée Hudson river landscape – paysage sur l’autre rive de l’Atlantique, rive où se trouve un autre « Cap C », le fameux Cape Cod).


Si à ce panthéon du grand art « figurent d’abord les peintres et sculpteurs chers à l’auteur (Matisse, Maillol, Rodin…), on y trouve aussi Beethoven (la sonate Hammerklavier) et « le bloc Monk-Coltrane », Merce Cunningham et Pina Bausch… Et, du côté des écrivains et poètes, Ronsard, Hölderlin, Nerval (« ô mon Nerval aimé »), Proust, ou encore « Emily Rilke » (« j’ai rencontré Emily Rilke alors qu’elle se changeait dans les coulisses de mon cirque »). La catégorie est donc transversale ; elle vaut pour tous les arts (y compris ceux tenus habituellement pour mineurs, telle la chanson), chacun exemplifiant à sa façon une forme de « grande poésie ». Laquelle requiert, pour sa « lumière aveuglante », non seulement la « plénitude d’une forme » (qui est « la grande question »), mais un « grand sujet ». Le motif de « la condition féminine » est aux yeux de l’auteur le premier à pouvoir remplir ce rôle, pour la raison que, mieux que tout autre sujet, « le féminin consiste en l’être-là de la présence » et parce que « l’écriture nous rend femmes » (on sait l’importance chez Fourcade du brouillage des frontières qui sont celles du genre –mascunin fémilin, tel est le titre d’un de ses livres).


Grand art toutefois ne signifie pas nécessairement grand ton. Il importe au contraire que le haut voltage puisse court-circuiter (contre-circuiter) l’ordinaire grandiloquence. Frappante est d’ailleurs la liberté de ton du livre, jusqu’au côté familier ou mirlitonesque de certains énoncés (« pardon pour quand c’est hermétique » ; « j’allitère ça désaltère »). Mais surtout, plus généralement, c’est la dimension radicalement moderne du grand art, de quelque époque qu’il soit, qui fait barrage à l’emphase. Le « moderne » en effet, selon Fourcade, est avant tout synonyme de « platitude » – d’une platitude qu’il faut d’abord entendre comme planéité, en peinture comme dans l’ordre de l’écriture, où la phrase se doit d’être « platane » (« platane commence par »). Et cette dimension esthétique, on la retrouve aussi bien à Lascaux que chez Cézanne. Le moderne est donc une catégorie transhistorique ; plus qu’à une époque donnée, il renvoie à « un temps intérieur ». Tandis que Cézanne a quelque chose de foncièrement « pariétal », les peintures de Lascaux (ou la Vénus de Lespugue) sont elles dénuées de rhétorique narrative et de tout « falbala » ornemental. Le moderne peut donc être dit « cézannomagdalénien ». Il concerne aussi bien l’époque préhistorique désignée par l’adjectif « magdalénien » (fin du paléolithique) que l’écriture de Proust. Louant la « réussite syllabique inégalée » des « préhistoriens-poètes » qui ont donné ce nom de femme (Madeleine) à une époque, Dominique Fourcade fait de l’adjectif un adverbe et s’attarde sur le jeu allitératif des syllabes pour inventer un « neutre adverbialement beau », où l’encombrement des nasales semble décourager toute tentation de sonner du clairon (non sans écho obligé, cependant, à la fameuse madeleine de l’auteur du Temps retrouvé).


Parce qu’il est constamment réflexif, il est tentant de lire l’ouvrage, sinon comme un manifeste, du moins comme une profession de foi poétique, spécialement sa dernière partie (elle occupe près d’un tiers du volume). Intitulée elle aussi « magdaléniennement », l’auteur la définit comme un « essai-poème ». Une lecture étroitement herméneutique (s’attachant au sens sans considération de la signifiance produite par la forme) n’a alors pas de mal à extraire du texte des morceaux de phrase qui sont comme l’écho des énoncés les plus canoniques du modernisme. Ceux par exemple mis en lumière Hugo Friedrich dans son essai fameux Structure de la poésie moderne : « dépersonnalisation » (« le moi n’est pas le sujet ») ; « déshumanisation » (« de l’art pas pour les hommes ») ; « désimagination » (« je dois désimager l’écriture ») ; autonomisation d’une langue valant pour elle-même (« il y a une volition propre à l’écriture »).


Mais, plus encore peut-être, ce qu’une telle lecture repérera, ce sont les axiomes avancés par Clement Greenberg à propos de la peinture abstraite, quand il en souligne l’essentielle planéité. L’essence du moderne est du côté de la surface et de la peau. À la succession du récit se substitue ainsi « la simultanéité de ce qui arrive ». Parce qu’elle est prise au contraire dans une rhétorique narrative et représentationnelle (« la figuration maintenant idée fausse »), parce qu’elle cède au « mode fatal du récit », la Chapelle Sixtine, par exemple, ne peut être déclarée moderne et n’appartient donc pas vraiment au grand art. Au contraire, la Vénus de Lespugue est pleinement moderne parce que, « étude de formes », elle « n’entre dans nul récit » et « n’affirme que la présence ».

Comparant l’art du poème, son « grand métier », à celui du trapèze, Fourcade remarque que son chemin d’écriture l’a conduit à « cette réalité invraisemblable de n’être pas un romancier mais un balancier »2. Toutefois, si chez Cézanne « pas de récit jamais », nombreuses sont dans magdaliénennement les infractions à ce qui pourrait sembler une loi du modernisme : «  plus j’écris, remarque l’auteur, plus viennent des bouts de roman fumés dans mon poème ». C’est qu’en réalité maintenir le cap, c’est aussi tirer des bords ; c’est truffer le texte d’énoncés qui sont comme autant de clinamens déviant incessamment le cours réflexif du poème (sous la forme par exemple d’incises à caractère autobiographique). Infiniment brisée et cependant constamment « auto-similaire », l’écriture de l’essai-poème qu’est le livre peut ainsi à bon droit être dite « fractale ». C’est pourquoi une lecture sous le seul angle théorique (philosophique, herméneutique) ne peut suffire. Elle manquerait ce qui dans cette écriture est poème et procède de l’entremêlement du vers et de la prose ; elle méconnaîtrait ce fait que « l’essai se conduit en poème » et réciproquement.


Faute de pouvoir ici m’y attarder, je relève seulement la figure métaphorique de la chistera. Emprunté au monde de la pelote basque et transposé au rugby pour désigner un type de passe, le mot est repris par Fourcade pour décrire le geste du poème : « il faut simplement un ballon ovale deux fois quinze êtres humains un stade et du génie » et ce type de passe « peut déstabiliser de façon décisive les diagonales du poème et surprendre enchanter tous les acteurs ».


De ce constant recours à l’art de la chistera (ou de la passe croisée, a-t-on envie d’ajouter) résulte dans magdaliénennement ces qualités dont Fourcade crédite la poésie d’Ashbery – à savoir une « finesse de connexions » et un raffinement sauvage » qui ne cessent de surprendre et enchanter le lecteur. Au risque parfois que l’audace de la « passe » sautant de bloc de prose en bloc de prose vire à la loufoquerie et à l’incongruité (à la « faute de main », dirait-on dans le monde du rugby). Mais tel est le beau péril de l’écriture quand elle sort des sentiers battus pour persister dans l’ambition du grand art. Et s’il arrive qu’on peut tiquer à la lecture de certains énoncés et les trouver outrés, il importe, pour en bien juger, de ne pas les prendre au pied d’une lettre autobiographique (ou, pis encore, idéologique) qui n’a ici pas lieu d’être. C’est plutôt le mot d’outrance qu’il faudrait reprendre et déplacer et, au lieu de l’assigner à résidence, laisser jouer cette errance spectrale qui est la condition des mots dans la phrase, comme le fait l’auteur lui-même dans son livre intitulé Outrance utterance (1990).


Quoi qu’il en soit, ce n’est pas le moindre mérite de ce magdaliénennement que de parvenir, bien que par maints côtés totalement intempestif, à embarquer violemment et superbement le regard de son lecteur dans une sorte de contre-aujourd’hui, chorégraphie d’écriture où peut-être il pourra mieux percevoir les diagonales inattendues de la très sombre époque où nous sommes semble-t-il aujourd’hui entrés pour de bon.


1 Si l’auteur n’emploie jamais explicitement l’expression « grand art », nombreuses sont dans le livre les occurrences de l’adjectif.
2 Question sans doute essentielle pour la littérature d’aujourd’hui que celle de l’alternative supposée du roman et du poème et, plus largement, de la prose et du vers. Jean-Claude Milner l’a posée avec force dans son Mallarmé au tombeau. Opposant à Brodsky Chalamov, il soutient que seule la prose (celle du moins qui ne se confond pas avec la langue du journal) est en mesure de dire l’inouï de l’époque. À quoi Philippe Beck, en défense du vers, répondra dans son Contre un Boileau que le poème aussi est capable de s’excéder (en intégrant en lui « les proses de la langue vivante ») et ainsi dire l’époque.

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