Marielle Macé, Respire par Jean-Claude Pinson
De notre aspiration à une vie respirable
Déclinant du verbe respirer les multiples occurrences et afférences, le dernier essai de Marielle Macé relève sans doute davantage de l’anthropologie que d’une stricte réflexion poétologique. On ne manquera pas pourtant de constater que le propos se constitue en puisant abondamment du côté des poètes (Michaux, Zanzotto et Stéphane Bouquet, notamment), plus fréquemment cités et invoqués que les philosophes, sociologues, anthropologues et essayistes divers.
Et en effet, en un certain sens, c’est bien de poésie avant tout qu’il s’agit dans ce très suggestif essai, pour peu du moins qu’on reconduise le mot de poésie à ce noyau essentiel que constitue pour sa compréhension « pneumatique » (autrement dit vitale et pratique) l’idée d’une terre habitable. Si la seule vie vraiment désirable est synonyme d’habitation poétique du monde, elle ne peut alors qu’inclure « le droit à une vie respirable », droit aujourd’hui comme on sait plus que jamais menacé du fait des dégâts causés par la logique mortifère de ce que l’on nomme parfois « extractivisme ».
On ne manquera pas de remarquer, sous cet angle de la poésie, la distance prise avec cette approche dominante qui n’aura cessé de privilégier, dans l’idée d’une habitation poétique, le rapport à la terre et au sol. Longtemps a prévalu en effet un « oubli de l’air*», alors qu’en réalité ce sont « moins des espaces que des climats, moins des formes que des ambiances » que nous habitons, comme d’ailleurs en témoignent l’architecture et le design d’aujourd’hui.
Habiter une ambiance, c’est avant tout habiter un paysage, « consonner » avec lui. Les phénoménologues n’ont pas manqué d’y insister quand ils recourent à la notion, d’abord musicale (et donc esthétique) de Stimmung, de tonalité affective. Et plus que jamais sans doute avons-nous aujourd’hui besoin du paysage, « de sa beauté, de sa justesse, de sa santé, et surtout de la qualité de son habitation vivante (c’est–à-dire, dans tous ces cas, de son habitation populaire, travailleuse et solidaire) ». Et l’auteure d’ajouter que « tous ceux-là [Elisée Reclus, Kropotkine, William Morris et Pasolini] sont presque devenus communistes pour cause de paysage ».
Affirmer la « nécessité du paysage » (de sa beauté si souvent insultée), c’est implicitement prendre le parti d’une poétique de l’affirmation, du consentement au monde, poétique largement répudiée (non sans bien sûr de bonnes raisons) par la modernité. Celle-ci aura en effet préféré une poétique de la négation, celle où s’exerce avant tout ce sens du négatif si essentiel au refus des dogmes et idéologies divers, à l’esprit critique issu des Lumières. Il importe pourtant à la poésie de faire droit à l’affirmation, comme ont pu le souligner, chacun à sa manière, Gracq aussi bien que Bonnefoy (« Affirmer, tel est mon souci », écrivait ainsi le second dans ses « Tombeaux de Ravenne »).
Respirer, remarque Marielle Macé, citant cette fois Henri Michaux, c’est déjà témoigner d’un désir d’« acquiescement à la vie et au monde ». L’éloge est alors une modalité essentielle de la poésie (non la seule bien entendu). L’auteure le souligne en quelques pages magnifiques où elle évoque la figure d’Andrea Zanzotto, « écopoète » avant l’heure. Bien que lui-même souffrant de diverses allergies respiratoires, bien qu’ayant à subir « l’épreuve intime du souffle court », il se garda bien de vitupérer contre le monde rural où il vivait. Il comprit au contraire qu’il était de son devoir du poète de porter à la parole « la beltà du monde vivant », « cette beauté dont la poésie a la charge, puisqu’elle est fondamentalement éloge, parole d’un (pour un) monde qui se louerait presque lui-même. »
Aspirer, inspirer, expirer, conspirer…. L’essai décline les multiples alentours du verbes respirer. Attentif à la lettre, il s’attarde ainsi à la notion d’« âme », la reconduisant à son sens antique de souffle vital. Il prend aussi appui sur la catégorie grammaticale de « voix moyenne », montrant à travers elle comment, vivants doués de parole, nous sommes solidaires d’un milieu.
Il s’ensuit que la question de la respiration ne peut pas ne pas être aussi une question politique. Respirer, c’est participer du monde, en être partie prenante ; c’est aspirer du même coup à un monde qui ne soit pas dénué d’espérance – une espérance « pour tout le monde ». Car « immense [est] le besoin d’air et de sens qui se fait sentir un peu partout ».
Pas facile cependant, aujourd’hui que la planète plus que jamais étouffe, de maintenir le cap d’un « dialogue pneumatique avec la vie ». Il le faut pourtant, fût-ce contre tout espoir, et la parole y contribuera d’autant mieux qu’elle sera « huilée » (comme le veut la culture dogon) ; qu’y prévaudront cette douceur et cette fraternité qui font du séjour des humains, quand il est à son meilleur, une « cité de paroles » (selon le titre d’un beau livre de Stéphane Bouquet).
Emaillée d’incises autobiographiques (le père de l’auteure souffrant de « farinose », cet asthme spécifique des boulangers ; les « paysages intoxiqués » du lieu de naissance, « l’enfant asthmatique qui demeure et se souvient » dans l’adulte…), l’écriture de Marielle Macé frappe par sa capacité à sans cesse bifurquer, di-gresser, non pas pour s’éloigner de son objet, mais pour en élargir le spectre et en faire sentir toutes les harmoniques. En sa précision toute phénoménologique, en son sens de la nuance et de la variation sensible, elle fera penser peut-être (en tout cas elle m’a fait penser) à la démarche imaginative d’un Bachelard, à sa capacité d’ouvrir, par son art du pas de côté, de nouveaux territoires à la pensée.
* L’auteure emprunte l’expression au titre d’un livre de Luce Irigaray, L’Oubli de l’air chez Martin Heidegger (Minuit, 1983).