Marie Joqueviel, DEVENIR NUIT par Jean-Claude Pinson
Finesse de l’élytre
« Chant mat » qui s’en va dans la nuit, le livre de Marie Joqueviel est parent de ce qu’on appelle en musique un nocturne, cette forme souple associant, chez Chopin, aux dires des musicologues, mélodie chantante à la main droite et accords brisés à la main gauche. Il n’est pas interdit non plus, bien que le livre soit dépourvu de tout arrière-plan religieux, de penser à ces moments de la liturgie nommés vigiles où se murmurent psaumes et répons.
Tout au long du livre en effet les mots de « nuit », de « rêve », de « mort » font entendre l’ostinato de leur tonalité à la fois sombre et sobre. C’est ainsi à une longue méditation de notre finitude que l’auteure nous convie (ainsi notamment d’une section présentée comme un « récitatif » pour le « corps des disparus »). Rien de pesant toutefois ; rien d’abstrait non plus. La pensée conceptuelle et sa propension à la fixité est tenue à l’écart. Toute en ellipse, fragmentée, trouée (typographiquement) de longs tirets où tout signifié s’absente, l’écriture pensante, paradoxalement, ici s’allège à la faveur d’une interrogation constante du corps sensible, en tant que lieu de toute métamorphose existentielle – en tant que lieu, infiniment vulnérable, du passage, du devenir.
L’actuel paysage de la poésie, bouillonnant d’un incessant et multidirectionnel mouvement, est aujourd’hui fortement marqué par une prédilection pour les sujets sociaux qui font l’actualité. Placée pour l’essentiel sous la dictée du seul présent, toute une poésie prospère ainsi en se « performant » sur la scène. Dans l’ombre, moins visible, se perpétue pourtant un autre type de poésie, privilégiant quant à elle le support écrit et assumant, tout en le réinventant, un héritage (celui de Rilke, de Celan, ou encore de Jaccottet ou Bonnefoy) où prévaut une dimension qu’on appellera faute de mieux « pensive ». – Et c’est ainsi sous les auspices de Rilke, à travers deux épigraphes, que se trouve placé ce Devenir nuit.
La nekuia était, chez les Grecs un rituel d’invocation des morts. Il y a indéniablement quelque chose de cet ordre dans le livre de Marie Joqueviel. Ainsi de ce très beau poème de la page 39 :
« je porte en moi le corps de ceux qui furent aimés
comme autant de hantises
heureuses »
Ce « peuple des morts aimés », lit-on un peu plus loin, « hante » la langue de l’auteure. Chamane à sa façon, le poète, on le sait de longue date (et Baudelaire nous le rappelle quand il fait revenir « du fond de son lit éternel » la « servante au grand cœur »), est celui dont la parole est hantée par la présence des morts. Nulle complaisance pour le morbide cependant chez Marie Joqueviel : si le corps absent des défunts est un poids, il y a aussi « la joie/ de se savoir/peuplé de fantômes ». Toute ontologie poétique est ainsi au fond une « hantologie » (je reprends ici un mot de Derrida).
Poésie pensive donc, et ton de gravité, certes, mais toujours sobre. Car la voix jamais ne s’élève ; jamais ne recourt au ton solennel. Elle-même est fantomale. « En amont du sens », cette voix est ce dont le poème cherche à « capter la rumeur », s’employant à « faire remonter » dans sa parole « ce qui murmure en dessous de la ligne de fond ». Le poète, disait Valéry, est un « homme très ancien » qui « boit aux sources du langage ».
Du chant, de ses trop faciles envolées, il faudra donc se défier (« Je ne chante pas _______________/ tout juste si/je parle »). Et pourtant, le chant, il le faut. Ce n’est pas un hasard si l’auteure place en épigraphe d’un poème un fragment du troisième des Sonnets à Orphée de Rilke. C’est en effet dans ce sonnet qu’on trouve, formule fameuse, l’affirmation que Gesang ist Dasein, que le chant est existence – posant ainsi qu’il y a entre eux équivalence, surtout si l’on considère comme interchangeables la place du sujet et celle du prédicat. Qu’exister vraiment soit parvenir au chant, telle sera d’ailleurs la lecture de Tsvétaïeva dans une lettre à Rilke : « celui qui ne chante pas n’est pas encore là, est encore à venir ! ».
S’il s’agit donc bien de faire exister quelque chose comme un chant, ce sera néanmoins un « chant mat, sans paroles ni musique/tout juste/une voix qui parle » – sans la lourdeur de ce « vouloir-dire qui mine la rumeur » de la source. Et en effet il y a tout au long du livre une rare qualité de discrétion. Elle va de pair avec une posture énonciative qui invente son espace et son flow propres, à distance à la fois du bavardage où souvent sombre, trop encline à l’anecdote, la poésie de circonstance et de ce piège du général où la poésie pensante, trop pensante, substituant l’emblème à la singularité de la présence hic et nunc, en vient à étouffer la vivacité de l’immédiat (c’est un reproche qu’il arriva naguère à Jaccottet de faire à Bonnefoy).
La vraie réussite de ce livre, c’est justement de parvenir à inventer une voix où la gravité méditative laisse éclore la pensée, comme le voulait Proust, à « la cime du particulier », y atteignant par les moyens les plus sobres. Rare y est en effet, par exemple, le recours à la métaphore. « La vie friable » peut ainsi être dite au plus près, en ce qu’elle a de plus évanescent, comme « le son très léger de l’air avant l’été ». Le poème, à l’instar du geste du peintre (celui de Bruegel le Jeune en l’occurrence), « se mesure à la finesse de l’élytre/ à l’apaisement de la nuit en nous », et c’est alors « la certitude que nous avons/ d’être ».