Le purgatoire irlandé d'Artaud de Patrick Beurard-Valdoye par Lionel Bourg
Lors d’un séjour en Irlande, il y a plus de quarante ans (la baie de Galway, Inis Mór, Inis Oirr, Inis Meáin, si proches, une route étroite reliant la maison louée par un ami à la mer, les femmes et les hommes qui, le soir tombé, chantaient mélancoliquement des sean-nós dans un pub, la pluie, l’odeur de la tourbe, la bière très brune, l’annonce de la disparition d’Elvis Presley…), j’avais contracté l’habitude d’échanger au matin quelques mots avec un type assez peu expansif dont la conversation se cantonnait à de rituels « nice day to day », lesquels, selon l’humeur, étaient complétés par un « but windy » ou un « but rainy » approprié aux circonstances. Le type, qui, pour me saluer, tapotait d’un geste furtif sa casquette, ne me gratifiait pas que de sa prestance fantomatique. De taille moyenne, vêtu d’une espèce de costume usé jusqu’à la trame, l’œil vif, comme pointu, il possédait sous ses airs à la fois bourrus et sympathiques, la particularité de ressembler étonnamment à l’Antonin Artaud dévasté de Rodez.
Je n’évoque pas cette rencontre afin de faire mention d’un souvenir opportun. Toujours est-il que, lisant Le purgatoire irlandé d’Artaud, des vers m’arrêtèrent peu avant la fin du poème, ramenant à la surface de ma mémoire un épisode relativement confus de ma vie :
quand il tourne la tête sans raison
(Patrick Beurard-Valdoye parle du cocher d’un corbillard)
c’est le visage d’Antonin Artaud
ce sont sa tête et sa main qui font signe non
visage en cendre dans la bise
il conduit son propre cercueil cloué
l’apparition du vieil Irlandais dans un hameau du Connemara et celle d’Artaud ou de son spectre, cocher, cadavre, momie, jeteur de sorts, poète qui « quitte Galway et va vers son destin », se condensant, la coïncidence paraîtra peut-être abusive, en une même image, un même visage de cendre, un même « état des limbes [où]flottaient / des êtres sans nom sans voix / sans histoire / des exilés des migrants ».
1937 : Artaud voyage en Irlande. Installé à l’Imperial Hôtel de Galway, il expédie des lettres incandescentes à Paulhan, lui réclame de l’argent, prédit un avenir catastrophique (« Le Monde va payer dans le sang le crime de s’être sciemment trompé sur la Nature de la Réalité », prophétise-t-il dans une missive adressée à Breton), gagne les îles d’Aran, rentre à Galway, quitte l’hôtel sans s’acquitter de la note, file à Dublin, termine son odyssée en prison puis, déclaré fou, dément, parvient au Havre sur un bateau de ligne en ayant perdu (ne la lui aurait-on pas volée ?) la canne de Saint Patrick que seul il était en droit et avait le devoir divin d’utiliser.
Les livres, les témoignages se sont accumulés. Patrick Beurard-Valdoye, qui, avec intelligence, ne s’inscrit pas dans cette perspective biographique, donne de la pérégrination ou des « égarements » du rédempteur en guerre contre le Christ une version solidaire et, la phrase, le vocabulaire, la syntaxe clopinant à la perfection (la canne, on l’entend, et la parole, et la respiration, les râles et les cris stridents lancés le 13 janvier 1947 par Antonin sur la scène du Vieux-Colombier…), tisse dans son ouvrage l’étoffe épithéliale qu’Artaud réclama désespérément. La grâce, l’horreur, l’amour s’enlacent :
corps terreux cloufichés de fer planté
des mains aux pieds et
parfois à la génitaille
pas encore électrochoquée
c’est par la peau paraît-il que
la métaphysique pénètre l’esprit des malvies
dévorant la glèbe buvant la lave
terrorisé par le mal de terre artificiel
chacun est l’un des autres
c’est une vieille histoire que ce
vrai théâtre de la cruauté adossé à l’exil
il y faut une patience sans nom
Sans nom…
Artaud voulut ne plus signer ses œuvres. Ne plus s’envelopper d’un patronyme et, moins dépouillé que multiple, épars, mille, cent mille fois incarné dans les corps qu’il convoite, « pousser hors l’écrit avec l’écrit » ainsi que s’y risque Beurard-Valdoye, la porte qu’il « finit par accrocher dans le langage » ouvrant sur des monceaux d’incertitudes et de choses qu’il va falloir brûler.
Patrick n’est pas Artaud. Il ne s’identifie, ne se substitue pas à l’individu qu’il accompagne, ne l’imite ni ne le corrige, ne le justifie. Tout se passe ailleurs, plus près en quelque sorte. Dans la langue. La pulpe des verbes mâchés, triturés. Sous l’avalanche des « crottes glossolaliantes » et des ruptures tonales, des anathèmes, des embolies. La lutte sera sans fin. Lesté de gris-gris, bâté d’éternité résiduelle ou de croyances empruntées aux Tarahumaras du Mexique, le voyageur comme son double, munis de leur « bâton magique », partent à la recherche d’une maison, d’un havre, un asile capable d’héberger le poème sur les décombres identitaires de la civilisation qu’Antonin n’eut cesse de flageller. Béance, la vie. Et la mort. Un trou. La foudre y pénètre, par effraction :
il quitta la maison du gardien de phare
à la cloche de bois
entrant avec hardiesse et bonne
figure dans un sphincter
sans surtout le braver
à l’avant du trou tout ouvert de
l’ancre pour y glisser son corps
interrogeant les sols et les bas-fonds
spirituels par carottage mental
Patrick Beurard-Valdoye poursuit sa route des exils. N’écrivant ni sur ni à propos d’Artaud, mais en son nimbe et, dialogue, simulacre, réel dissout dans l’eau du puits avec la vérité si nue qui s’y baigne, au rythme d’une longueur d’onde fidèle à la déviance inaugurale du Pèse-nerfs, il confirme ce qu’il avait énoncé dans L’Europe en capsaille : « le pire dans l’enfer c’est ce qu’il y a après ». Des chats y rôdent. Un auteur en force la serrure. Les reliques sont là :
ceinture mexicaine en macramé
crayon Staeder HB 2 ½
stylo bille bleu
feuille raisin Fabriano pliée en quatre
d’une repro d’Artaud au crayon litho
petite voiture anglaise rouge vivace
fagot de brindilles enroulées de voile de tulle
coquille Saint-Jacques avec galet ovale
Il est temps de tirer le rideau.