À la ligne de Joseph Ponthus par Christophe Stolowicki

Les Parutions

23 déc.
2018

À la ligne de Joseph Ponthus par Christophe Stolowicki

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Sous-titré Feuillets d’usine, non d’Hypnos ni d’aucun nom de code de grand Résistant.

 

Il n’y a pas de sot métier de poète et tout métier est compatible avec la noblesse de la poésie. Il suffit de passer à la ligne les poissons pêchés au filet dériveur, passer à la ligne comme on respire en prose de Monsieur Jourdain.

 

On croyait que le travail à la chaîne avait disparu, mais non. Progrès, la chaîne c’est deux ou trois, en « binôme ». Ou plus si affinités de taf.

 

« Je n’y allais pas pour faire un reportage / Encore moins pour préparer la révolution / Non / L’usine c’est pour les sous / Un boulot alimentaire / Comme on dit / Parce que mon épouse en a marre de me voir / traîner dans le canapé en attente d’une embauche / dans mon secteur » […]Au fil des heures et des jours le besoin d’écrire / s’incruste tenace comme une arête dans la gorge / Non le glauque de l’usine / Mais sa paradoxale beauté ». Resté dans son secteur, d’éducateur spécialisé pratiquant l’atelier d’écriture en banlieue parisienne, serait-il ce poète devenu ?

 

Dans les décharges scintillent des pépites intérieures.

 

Certes il « s’inscrit dans une tradition » (écrit l’éditeur) de littérature ouvriériste (Henry Poulaille, Georges Navel, Robert Linhardt), iste comme l’isthme qui se resserre sur un continent inconnu, mais il la fait imploser. L’horreur renouvelée prend le déclassé à la gorge. Dostoïevski parmi les bagnards. Si c’était à refaire, de sa vie il ne changerait pas un iota. Ce qui a changé, en plus d’un siècle et demi, c’est le passage à la ligne. Le prosaïsme le plus brut appelle le formel minimal de la poésie contemporaine, se passe de virgules et de points finaux, d’interrogatifs ou suspensifs il va sans dire, d’exclamatifs sinon en « iiiiiiiii » de cri à cru, à cran, en croix. 

 

la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment

 

Ici « J’embauche » n’est pas transitivement j’engage en vue d’un travail mais régionalement je commence ma journée de labeur quelque part en Bretagne. L’ « alimentaire », ici c’est l’agro, celui qui agresse les papilles, les assourdit. Au rythme forcené qui nous est rendu là des pensées ont couru qu’aucun enseignant en matières grasses ou nubiles n’aura jamais connues. Trop épuisé pour rien noter – la pression a monté dont à présent lui jaillissent à la ligne – convoquant Barbey et Claudel, Apollon et Foucault – bulots et crevettes et temples grecs, foisonnement de registres, ce plain-pied  qui dans l’extrême réinvente la poésie. Aboulie du boulot abolit les soupapes. Comme il s’est jeté à l’eau, sans paliers il remonte d’entre deux ô.

 

rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre    

 

En strophes de catastrophe chaque jour évitée à la ligne, évidée aux forceps du mot juste, un nouvel Ulysse « Rêvant d’Ithaque / Nonobstant la merde » tient à fond de glotte le grand écart de langue du duc de Guermantes. Je comprends enfin que la ligne est aussi une « ligne de production ». Apollinaire dans les tranchées ouvre en exergue le nouveau chapitre de « nettoyer de nuit un atelier de découpe de porc ». S’enfonçant d’un cercle ou deux dans l’enfer de Dante, l’auteur lave le sang au jet d’eau à haute pression, le sang et bientôt la merde – des bêtes conduites dans « l’atelier dédié [dit] “le piège” [où sentant] la mort qui approche / Elles chient / C’est normal / Je nettoie / C’est mon taf ».

 

Comme il lave mal, on le change de poste. « Pas une sieste pas une nuit sans ces mauvais rêves de carcasses / […] Qui prennent le visage de mes proches ou de mes peurs les plus profondes […] / Et pourtant / À pousser mes quartiers de viande de cent kilos chacun [suspendus] / Je ne pense pas être le plus à plaindre / De quoi rêvent-ils toutes les siestes / Toutes les nuits / Ceux qui sont aux abats / Et qui / […] / Découpent les joues les babines puis jettent les mâchoires et le reste du crâne / Huit heures par jour en tête à tête ».

 

À chapitres brefs numérotés, entre chapitre et poème. Entre récit et journal et chanson de geste, un récit ne vous lâche pas qui tient de cette trinité. Le nerf à vif, le thème lancinant. Les chansons (Barbara, Trenet, Brel) ont leur fredon dans cet enfer.   

 

Il a suivi une analyse didactique impuissante contre l’angoisse et que le travail en usine de forçat contemporain en intérim remplace avantageusement. Aptère il peut enfin voler.

 

Un déclassé, je ne croyais pas si bien dire, aux dernières pages on apprend que Ponthus descend en droite ligne de Pontus de Tyard et de la Pléiade en collatéral.

 

Classé comme premier roman. Autre industrie, celle du livre. Merci toutefois à l’éditeur, qui a découvert un poète. Juré Goncourt (où cons courent – on ne lit pas Ponthus impunément), mon suffrage irait à ce premier roman

 

Toutefois. Un « audit » pour lequel tout doit être nickel ressemble par trop à la visite d’un camp par le reichsführer Himmler. « Il y a dans le monde des hommes qui n’ont jamais été à l’usine ni à la guerre », l’amalgame dérange. Dérange la fraternité marxiste avec les briseurs de vitrines.

 

 

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