Achab (séquelles) de Pierre Senges par Christophe Stolowicki
Une volubilité, un chatoiement, le champ, le contrechamp, des apartés, l’agonistique trille, le pas de deux déboîté, son beat claudiquant ; l’ubiquité, de tessiture une largesse, l’amplitude à ventouses d’un poulpe géant ; un brio, un bonheur, une bravoure, une faconde, un abattage, une béance de la langue, une verve en dents de scie – étirant la phrase la choient, la chew, la mastiquent mâchonnent, maçonnent de leur cent de briques, de leur sang d’encre océane la substance même du remugle. En un « travail d’Hercule à la cuiller ou au plumeau ».
Ou, de préquelles en séquelles, d’amont en aval à retours de torrent (préquelles : une ascendance après coup, Gargantua écrit après Pantagruel), de bouche plus foisonnante qu’un quart livre retournant son écho, en abyme d’abysses le roman d’un mythe, l’autoportrait en personnage de roman d’un essayiste poète ; d’esprit alerte, sec, impromptu, d’esprit de roman, l’esprit-de-sel, l’esprit-de-vin s’exfiltrant des cornues, distillant l’essence du romanesque, le récit sur quelques siècles, méticuleusement documenté, d’un personnage inconnu bientôt célèbre en quête de plagiaires. Du théâtre de Shakespeare à celui de Broadway, aux « martingales » d’Hollywood, un ontologue, un métapsychologue ourle de questionnements primesautiers son autoportrait en Achab, en Hamlet, en Jonas, en liftier de Kafka découvrant son Amérique, y pratique la trigonométrie d’un âge de fer au regard du nombre d’or. Autoportrait du suicide vu comme l’un des beaux-arts.
Pris du vertige de la liste dont abuse Umberto Eco ? Mais chez Senges il est anaphore tout en reprises divergentes aimantées ; nomenclature qui s’évide, catalogue d’idées reçues et controuvées, glossaire de mise en bouche, truculence abstraite, jeu d’antiphrase prolixe exhaustif ; poème au long cours de capitaine essayiste, de son pilon scandant une langue d’abois de goéland, neuve de son écartèlement de registres ; zeugme jetant des ponts de bateaux il suspend sur le frêle esquif d’un baleinier la vague géante d’Hokusai comme l’appoint d’interrogation que point une culture viscérale, non en effleurements diserts d’écho en Eco ; il est anacoluthe de fond tout en ruptures de volte-face, de syntaxe intacte ; s’encanaillant à sourdre haleine, du trope à son évidoir sifflant, soufflant, essoufflant les antinomies ; de « demi-métaphore » exquisément abusive, tirée par les cheveux d’angelot ; de parenthèse sur parenthèse comme de vers en escalier décrochant, décochant ses traits ; Recherche développant d’hypothèses de Proust non les trois récurrentes mais mille & une, nuits d’une Shéhérazade physicienne et librettiste ; de haute haleine, de digression autocentrée, affleurant, surplombant le cynisme (« la transparence gothique du salami ») ; sillonnées vingt mille lieues sous les mers de deux trois siècles à dos de dauphin, de Nautilus, de cache à l’ô rejaillissant, par tous ses évents, de toutes ses écoutilles recrachant du dérisoire, du prosaïque, du nouveau, le livre de l’inceste océanique d’un insatiable cétacé (sic) et d’une jambe de bois – il creuse de son pilon, de son calame, de son feutre d’ambre gris, de spermaceti, toute la résonance d’Achab en la géante baleine blanche échouée au port.
« Quand la baleine se pique à un oursin la douleur est si lente à traverser son corps immense, elle lui parvient sous forme de nostalgie. »