Arracher le tapis de Claire Dumay par Christophe Stolowicki
Pétulante dans l’infime, truculente dans l’abstrait, exhaustive minimaliste fourmillant de registres, cuirassée casquée de pied en cap issue de l’onde amère, sans une faille, une paille, un fétu où la critique puisse glisser son grain de sel prenant les devants (« circonscrire, obturer, ne pas laisser à l’autre la possibilité de s’engouffrer, de m’entrouvrir »), de défi comme l’on nidifie – est l’écriture de Claire Dumay, tout en listes convertibles, inventaires en éventail d’un jeu de cartes dont pli sur pli serait perdant et la partie gagnée à force ; en tours d’adresse d’une funambule assurant avec un luxe de filets son avancée sur fil d’aragne vers un coin de toile sémantique qui dérobe son trompe-l’œil ; en volutes, échevèlement, contractions, disjonctions, désarticulations de modes, d’entrées, qui laissent pantois, émule ; en lâcher de l’élastique verbal qui suppose une longue discipline et méticulosité de l’enroulement. Issue de l’onde amère de sa vie, doit-on préciser, tenu en haleine par le contraste entre l’ampleur du style tout en reprises et déprises, la verve serve, le brio de bravoure – et les rétrécissements coudés de l’âme ici mise à nu.
Comme elle a décloué la moquette plastifiée de l’escalier de sa maison de campagne héritée du père, arracher le tapis ? Plutôt que le défaire fil à fil en suivant le fil, sans filet ni filature ni fioritures, en se gardant de faire couler le sang d’ancre ?
De « qui rassemble en un seul tenant l’écorce et la sève » et veut le beurre de la folie et le babeurre de la vie réglée ; qui sur les brisées de l’empereur Domitien massacre les matins d’été les mouches à la tapette et note la quantité de cadavres dans son petit carnet (pourvu qu’aucun de ses élèves ne lise ça) ; avare de soi qui pour ne pas perdre ses « résidus de savon [...] les amalgame dans un fond de casserole » et « coule la nouvelle texture dans une petite boîte » ; qui dans sa nécrose obsessionnelle qu’un pèse-nerfs milligrammé absout, multiplie les occurrences, instances, formulations, balaye de synonyme en synoptique tous les recoins de la pensée dans ses angles morts ; qui femme des foules d’Edgar Poe, d’anxiété de se retrouver seule raffole des files de ses semblables à des guichets de banque ou d’administration, ne peut pas s’endormir sans les écouteurs du transistor vissés à sa surdité aux rêves et dont, « élagu[ées]les franges », le « sommeil ne sera qu’un blanc entre les mots » ; de l’espèce comme Proust de ceux qui s’analysent mieux qu’ils ne se prisent haut, là où il développe trois hypothèses, qui en hasarde mille et une et s’en compose un tapis persan, infatigablement pensant, roseau qui déracine les chênes ; de délectable, jubilatoire pour le lecteur « prosodie horlogère » mais « affaissement de la parole dès qu’il faut l’adresser » ; de jalousie flaireuse, au moindre indice en alerte, imaginant « son conjoint [au] pénis phénix » pour une autre ; de creusement patient dégageant les galeries du rien, des riens qui croissent et se multiplient et s’accumulent, sans une aire de reposoir ; en vrille de ne rien perdre époussetant le temps et l’espace, non l’espace-temps ; de lucidité scrupuleuse à prise multiple dont les fils de marionnette ne pendent jamais à vif ; en concerto du concerté, débondant pour abonder – un livre d’Heures, non Très Riches, les simples heures de l’horodateur mis en marche, le bréviaire au long cours, le marathon verbal de qui se déprenant s’append et s’apprivoise à son peu de néant, le vade-mecum obsidional traquant dans ses derniers retranchements l’univers expansé comme pâte à modeler le soi.
Savourant l’acidité des tranches de gingembre au fond du thé matinal, tels des « disques d’hostie noyée » ; raffolant de l’insipide tapioca, « l’abolition au cœur du blanc, lestée à cœur ouvert » ; d’alchimie produisant le concept du yaourt « démoul[é] qui serait la forme générique de l’idée fixe », ou « avec le yaourt nature entr[ant] dans le blanc du sujet » – elle confesse dans son dernier chapitre une gourmandise de pâtisseries.
À strates sur fond sableux de lave basaltique, à degrés, escales, écailles d’insondable amalgamé, la photographie de couverture d’Alain Sicard illustre magistralement l’âme en gésine de Claire Dumay.