Canoës, de Maylis de Kerangal par Christophe Stolowicki

Les Parutions

10 sept.
2021

Canoës, de Maylis de Kerangal par Christophe Stolowicki

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Canoës, de Maylis de Kerangal

 

 

POÈTE, PAS POÈTE ?

 

Plusieurs nouvelles flanquent un récit central, Mustang – la belle Américaine, mythique comme tout ce qui s’élève à fleur de mythe vendeur aux États-Unis. Sujet la voix, « la voix humaine, sa matérialité, ses pouvoirs […] afin de composer une sorte de monde vocal, empli d’échos, de vibrations, de traces rémanentes. Chaque voix […] saisie dans un moment de trouble, quand son timbre s’use ou mue, se distingue ou se confond, parfois se détraque ou se brise. J’ai voulu intercepter une fréquence, capter un souffle […] Surtout, j’ai eu envie d’aller chercher ma voix parmi les leurs » (quatrième de couverture).

La voix humaine captée en grand angle, suivie au microscope chirurgical, celui déjà trempé, affûté de poésie dans Réparer les vivants (2014) ; celle qu’on imagine à nos ancêtres au vu de mâchoires déterrées ; celle d’une amie d’enfance et d’adolescence retrouvée après un long laps, qui par ambition radiophonique et à force d’exercices a pris de l’assurance, de la gravité ; celle de l’aimé qu’a modifiée son séjour aux États-Unis et parfois rendue méconnaissable ; celle de la défunte qu’après cinq ans un époux efface enfin de son répondeur ; celle de la romancière qui, bonne éponge venderesse s’est imprégnée d’américanismes, de mots états-uniens – « goodies de laboratoire », « small talk nonchalant », « sa voix m’a rattrapée just in time » – plaqués à point innommé de rebond intempestif et que la nouvelle principale, Mustang, diffuse sur tout le livre.

Pourquoi canoës ? – le frêle esquif revient souvent, très faiblement métaphorique. Titre par provocation sans rapport avec son sujet, à l’instar d’André Breton ?

Enfin et surtout, agace une démarche exhaustive qui ne nous fait pas grâce d’un clin d’œil féministe ni d’une description vestimentaire et, davantage qu’à la goûteuse Colette ou au génie de Proust, apparente Maylis de Kerangal à Robbe-Grillet nous égarant en dissection dans le labyrinthe – exhaustive de vulgarisation comme il convient à tout romancier, ou psychologue, ou essayiste contemporain qui doit laisser au lecteur peu lettré la sensation de s’être instruit, plutôt que nourri.

Cela dit. Une éthologue – « Sam parle sensiblement plus fort et plus lentement qu’en France. Je l’observe en douce qui relâche la mâchoire, détend la langue, espace chaque mot et abaisse le voile du palais pour faire résonner ses cavités nasales » –, poète sur le motif – « les lèvres d’un rouge rabattu », dans une boutique un « kaléidoscope immersif », « le ciel était fade, couleur d’orge malade », « déposer […] ma fatigue, mon corps dérisoire comme une bogue vacante », « quelque chose ici jouait avec le vrai et le faux, comme si la rue principale de Golden était truquée, fabriquée pour les besoins d’un récit, et comme si l’arche de bienvenue matérialisait la porte d’entrée d’un monde fictif » – effleurant le zeugme, affirmant une mise en abyme, déploie ici une tessiture, une largesse que beaucoup de proclamés poètes peuvent lui envier, cette conjonction en grand écart initiée par Isidore Ducasse au chant V de Maldoror.     

 

 

 

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