Cent lignes à un amant de Laure Anders par Christophe Stolowicki
Provocation, disent-ils. Disent-ils pour ne pas lire à cru, à blanc, ce qui à balles réelles fait (silencieusement, dit Rodanski) basculer la planète. Ce qui, vermillon pris en sandwich entre deux couches généreuses de mallarméennes pages blanches, se donne à lire non pas saignant mais bleu, ce bleu du ciel à point nommé.
Je ne me lasse pas de feuilleter en tranche, tourner et retourner sur le gril ce merveilleux livre-objet (mais réimprimé, huit cent exemplaires existent déjà, sur papier Fedrignoni suffisamment épais et souple, maniable, en trois cahiers dont deux blanc ivoire réservés au lecteur et que je me garderai bien de dévirginiser, pour Carné poétique, une neuve collection conçue avec un luxe simple, normal, par Antoine Gallardo, éditeur tranchant à vif dans le végétarisme ambiant) et je repense à Bientôt, l’un des tout premiers livres de Jean-François Bory dont la page blanche est le ressort – auto-publié celui-ci car aucun éditeur n’eût osé à l’époque, déjà industrielle sous ses dehors d’avant-garde. Je ne m’en lasse pas car je l’ai déjà défloré et sais, entre tendreté et tendresse, que l’ambroisie de Laure Anders appelle les plus grands crus.
De viande bio, de Thrace habilitée sur les étals, lecteur à belles dents hoquette le déchiqueté fondu, le rompu par places de grève lente, haché menu reconstitué beefsteak.
« Il lui a dit : / Tes baisers, tu m’en feras cent lignes. » Punition non châtiment mais sévices doux que les fortunes de la vertu pervertissent en poème. Salivant sans chichi – au ça livrés, à Sade dédiés ces effluves de langue longue. « 37. Je vous embrasse pour redevenir une enfant / […] 40. Je vous embrasse, enveloppée par votre corps si grand », à rimes qui embrassent du non-rimé. Ici embrasse à voix basse, haut tout étreint. En casques de moto « 50. Je vous embrasse avec du désir et de la peur tandis que vous slalomez entre les voitures à 160 km/h » et l’on sait déjà que « chaleur » sinon touffeur viendra au vers suivant se poser sans attendre. « 19. Je vous embrasse agenouillée dans la terre molle / 20. Je vous embrasse tandis que vous m’empoignez par les cheveux / 21. Je vous embrasse tandis que vous me faites mal ».
Mais. « 71. Je vous embrasse car je suis une salope égoïste / 72. Je vous embrasse avec la candeur de celle qui croit que ça durera toujours, fillette ». Puis « 77. Je vous embrasse, ce soir-là, depuis l’hôtel où j’ai rejoint l’homme qui m’aime / 78. Je vous embrasse dans cette salle de bains où je photographie les traces de vos dents sur ma peau. De belles fleurs jaunes et violacées ». Car, on l’a deviné depuis le premier vers, « 82. Je vous embrasse avec mes valises autour de moi et des souvenirs à n’en plus finir ».
Ces cent lignes sont aux 560 pages des cinquante nuances de gris (rassurez-vous, je l’ai juste ouvert et reposé) un antidote, une poésie du vécu dont les variations embrassent champ et contrechant, en offrande authentique au lecteur. Naturellement romanesque chez Sade, naturellement naturaliste chez Zola, l’extrême probité, celle qui ne trompe pas sur l’immercantile (comme immarcescible) marchandise, passe désormais par le poème. Seul il l’accorde, musical ce peu.