Contrariétés de Benoît Toqué par Christophe Stolowicki
Quand toute proposition appelle son antithèse, un peu tremblée mais vaillante, l’esprit souple et agile tuyautant le poil dans le sens du pile poil, en un déferlement de détournements et de retournements où tout est dit et son contraire, de même abstruse évidence ; bien illustrée délustrée la pensée de Nietzsche que la contrariété n’est qu’une nuance – la propriété intellectuelle en matière poétique prend d’entrée de jeu (davantage que le je, curieusement) un bon coup dans les ouïes.
De gargantuesque culture, contemporaine et récente, les auteurs plus anciens relevant plutôt de l’érudition ; à même le vécu sur site et sur internet, un pot-pourri de poètes dont ressort l’autoportrait d’un aussi déjanté que le pot est sain ; d’un aussi argotique exsangue (quand il prétend avoir absorbé des drogues sérieuses) que fin latiniste ; d’un virtuose de performances de dernière génération, vouant à Ghérasim Luca une dévotion vraie, jusqu’à remplir ses poches de cailloux faute de pierres, et dans une rivière qui n’est pas la Seine surmontée de son pont Mirabeau, flirter avec son suicide comme d’autres se recueillent devant une tombe.
Un morceau de bravoure, à mi-chemin de l’hallucination et du rêve, prend aux tripes. Quand « En 2010, gare du Nord, un nu descendant l’escalator me fait comprendre que la pipe c’est vingt balles et cinquante l’intégrale, je le suis au dehors, nous entrons dans un terrain vague, puis dans une brande, et je baisse mon bénard, il me branle, moi je fais des anagrammes dans ma tête pour me concentrer, mais j’ai quatre grammes […] croyant que c’était du Soma j’ai pris de la MDMA […] à deux doigts de faire une syncope, lui en mets trois, j’allume une clope, remonte mon froc qu’en glissant une apocope dans ma poche, j’appelle bénoche, benne dans un spasme […] sous l’effet du Rire de Bergson, of a bitch mon fute fond, alors je lui fends lui fomente la fente, m’enfante, puis me réveille en sueurs sous un escalier », de Bernard Heidsieck il reste des bulles de champagne.
De performance pornographique (« En 2013, à Gentilly, je vois Catherine Froment rejouer L’Origine du monde de Courbet […] Elle est allongée sur le dos, cuisses ouvertes. De son sexe, des fils de papier sortent : se déroulent, lettres et chiffres, dates, noms : signes tirés, extirpés de son vagin par des spectateurs »), reprise d’une idée de Carolee Schneemann, de 1975, intitulée Interior Scroll, laquelle debout retirait, de même origine et format, un manuscrit publié l’année suivante – en « conférence-performance Rêve de travail [ou] Emploi fictif et sommeil paradoxal », Toqué nous balade dans un vertige d’événements datés, tous les blocs/strophes/paragraphes débutant par moments par ces quatre chiffres, de plus d’effet verbal qu’écrit.
Car à ce degré d’efficacité, la poésie est-elle bien efficiente ? Lui-même ne se prive pas de critiquer ceux qui négligent leur texte au profit des seuls grognements haletants. La poésie à l’estomac, ce hamac mou, la performance pornographique, dérisoire excès renvoyant le cabotinage aux vieilles lunes, transforment l’enfant avide du spectacle en adulte blasé à tous crins. S’agit-il bien encore de littérature ? Ou d’une métaphore de l’intériorité, la grande perdante, dont Toqué n’est pourtant pas dépourvu.
Une liste serrée de noms de poètes en corps puce, parmi lesquels se sont glissés quelques cinéastes, Zidane, Hitler (figure de cire dont est arrachée la tête par un visiteur dans un musée Grévin allemand), remplit pleine page la couverture, faisant la part belle aux dernières générations, manière pour Benoît Toqué (né en 1987) d’afficher la sienne, dont il a lu peut-être plus de filles que d’hommes. Il aura fallu qu’un siècle s’écoule depuis les débuts du surréalisme pour que soit réparé enfin le défaut d’anima.