De Gaulle vu par les écrivains de Jean-Claude Perrier par Christophe Stolowicki
80ème anniversaire de l’appel du 18 juin, 50 ème anniversaire de la mort du général de Gaulle, 130 ème de sa naissance, le moment est bien choisi pour rééditer en livre de poche, avec quelques additions, l’anthologie parue en 2000. La prise de recul permet-elle sur la personne et son ancrage dans l’Histoire un regard apaisé, un regard littéraire ? Non. De Gaulle reste d’une actualité brûlante, un homme d’État nous manque pis que jamais.
Dans cette confrontation par contrecoup de la littérature à l’Histoire, le demi-siècle dernier qui nous est rendu là, par le truchement de ses écrivains les plus célèbres, dont plusieurs prennent un coup d’éteignoir – romanciers, prosateurs, parmi eux quelques poètes, ceux-ci davantage encore giflés par le temps – adhère à nous comme une tunique de Nessus venue du fond des âges et des lettres. D’autres, moins connus, jaillissent par leur style incisif ou (et) leur puissance d’analyse. On ne sort pas indemne de ce livre.
Un grand absent – et pour cause, il n’a jamais rien publié sur de Gaulle : René Char, le seul qui eût fait le poids, dans un rapport d’égal à égal (celui que relève Julien Gracq entre Napoléon et Châteaubriand, dans une préface aux Mémoires d’outre-tombe), alors que le général les écrase tous, non bien sûr par son écriture, montée aux nues par des hagiographes dont le plus servile est Mauriac, décortiquée avec malveillance par Jacques Laurent, analysée avec une impartiale finesse par Régis Debray, la révélation de l’ouvrage ; mais par sa personne, sa formidable stature qu’on ne peut comprendre qu’en remontant à Louis XIV et à Napoléon, et dont la relation à l’écrit, au très écrit, est essentielle.
« Louis XIV, Napoléon et de Gaulle, les trois moments clés de l’unité nationale personnifiés dans des textes fondateurs […] les trois hommes qui ont le plus intensément coagulé la légitimité nationale […] au lendemain des grandes crises où [l’État] faillit sombrer, la Fronde, la Révolution, la défaite de 1940 », écrit l’historien Pierre Nora, cité par Régis Debray qui poursuit : « lien vital entre la chose politique et la chose littéraire […] Comme si la primauté du politique sur l’économie [...] avait pour corollaire la primauté de l’écrit sur l’oral. […] Napoléon est un oral, il parle ses textes […] L’empereur prend la langue à la hussarde, il la traite en fille. De Gaulle, en mère […] Tant de piété nuit au style. […] À de Gaulle écrivain, il manque l’inachevé qui fait tilt. Il survit par ses saillies, non par ses périodes. Quarteron, chienlit, volapük : sa verve l’a sauvé, son verbe l’endimanche. […] Napoléon un “primaire”, un geyser de premiers jets. De Gaulle, un “secondaire”. […] L’un dicte, l’autre compose. » Ne ménageant pas son admiration pour l’homme qui savait « prendre de vitesse les journaux en les doublant par la lenteur, celle des vieux livres d’histoire. […] Nous n’avions pas prévu le retour, flambant neuf, de l’ancien. » Dans À demain de Gaulle, 1990, avec toute la ferveur d’un ancien homme de gauche et la lucidité d’un intellectuel rallié.
La France par deux fois laissée exsangue, et par Napoléon au sens propre, alors que de Gaulle demeure un Σωτηρ hellénistique, un sauveur.
« La France n’a pas seulement perdu ses forces, elle a perdu son rang », écrit Bernanos en 1948, l’année de sa mort, devant l’évidence toute fraîche. En 2020 cependant, depuis deux siècles qu’elle décline, nous sommes encore l’un des cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, dotés de l’une des secondes armées de la planète. Bernanos, dans cette France occupée, celle du chagrin et de la pitié, voyait « trente-huit millions de pétainistes ». Clairvoyance et modération de de Gaulle qui, œuvrant à la réconciliation nationale, reçoit avec respect, celui dû aux gens de lettres, mais fermeté, Jean Guitton qui le relate, plume de Pétain. De Gaulle, de tous les écrivains collaborationnistes, n’a laissé fusiller que Brasillach, pour intelligence avec l’ennemi, parce qu’il apparaît en photo sous l’uniforme allemand. De Gaulle ne croit pas, il n’est pas poète mais homme d’État, que toute l’eau de la mer ne saurait pas laver une tache de sang intellectuelle.
Le vaste panoramique nous fait sauter d’André Malraux, le compagnon de toujours, ministre de la culture favorisé comme écrivain d’une préséance protocolaire, mais qui ici ne dégage, hormis ses qualités politiques, qu’un ennui profond, à Albert Camus aussi peu inspiré, à Antoine de Saint-Exupéry insipide, à Mauriac obsolète, à Jean-Paul Sartre dont de Gaulle est l’ennemi juré, Sartre qui a décrit mieux que personne la débâcle de l’armée française dans Les chemins de la liberté mais qui ici n’a rien d’un écrivain et tout d’un militant, ainsi qu’Aragon d’ailleurs qui n’a rien d’un poète, à Simone Weil (1909 – 1943) pinailleuse juridique, « philosophe » ne comprenant pas que la guerre appelle des actes de guerre, à Jacques Laurent prouvant, de malveillance sourde, que si de Gaulle n’eût pas existé tout serait revenu du pareil au même et ne lui laissant pas un fil d’épaulette ni un bouton de guêtre, en passant par l’ignoble Céline qui, demandant une amnistie, trouve moyen de se vanter de s’être réfugié au château de Sigmaringen dans les valises nazies, pour finir (si l’on suit l’ordre alphabétique de l’ouvrage) par le stupide Zagdanski expliquant les décisions qu’il lui reproche par le mal être de de Gaulle souffrant de sa haute taille.
Il faut pourtant répondre aux critiques de gauche sur le retour au pouvoir. Sur l’usage de la télévision, drogue nouvelle, comme mode de communication équivalent aux bulletins de la Grande Armée, par un qui dédaigne la presse écrite. Si dans l’intérêt supérieur du pays de Gaulle a pardonné aux « trente-huit millions de pétainistes » qu’il ne pouvait laisser fusiller, coexistent en lui l’amour passion de la France et un certain mépris des Français.
D’Aragon, ici simple militant communiste, à Léopold Sédar Senghor et Pierre Jean Jouve, l’un et l’autre dithyrambiques, à Dominique de Roux grandiloquent entre mémoire et « anti-mémoire », ressassant du « destin », sa parole marquée par « la prédestination », « la confrontation crucifiante de la Lettre et de l’Esprit » – de Gaulle ne réussit pas aux poètes.
Vercors tout en réserves, de Gaulle insupportablement aristocratique à ses yeux. Il reconnaît seulement qu’il est « l’homme des chars [...] l’homme qui a failli couper en deux l’armée allemande ».
L’exception de Gide parmi les écrivains célèbres, d’une lucidité immédiate et que la rencontre avec de Gaulle révèle brièvement à lui-même et à nous dans son intériorité, ici plutôt générique que singulière. Extraits de son Journal : « 24 juin [1940]. – Hier nous avons entendu avec stupeur à la radio la nouvelle allocution de Pétain. […] Comment parler de France “intacte” après livraison à l’ennemi de plus de la moitié du pays ? […] Comment n’approuver point Churchill ? Ne pas donner de tout son cœur son adhésion à la déclaration du général de Gaulle ? Ne suffit-il pas à la France d’être vaincue ? Faut-il en plus qu’elle se déshonore ? Ce manquement à la parole donnée, cette dénonciation du pacte qui la liait à l’Angleterre, est bien la plus cruelle des défaites, et ce triomphe de l’Allemagne, le plus complet, d’obtenir que la France, tout en se livrant, s’avilisse ». « Alger, 26 juin [1943]. – J’ai donc dîné hier soir avec le général de G. […] Nous étions huit en tout. / L’accueil de De Gaulle avait été très cordial et très simple ; déférent presque à mon égard, comme si l’honneur et le plaisir de la rencontre eussent été pour lui. […] Sa grande simplicité, le ton de sa voix, son regard attentif mais non inquisiteur et chargé d’une sorte d’aménité, firent en sorte de me mettre à l’aise et je l’eusse été tout à fait si je ne sentais toujours, auprès d’un homme d’action, combien le monde que j’habite reste écarté du monde où il opère. »
De ses vrais compagnons, Maurice Druon qui l’a rallié dès la première heure et a écrit avec Joseph Kessel le chant des partisans, Jean Dutourd qui s’est évadé deux fois pour le rejoindre, je retiens surtout Romain Gary dont le passage reproduit ici, tiré de La danse de Gengis Cohn, 1967, détonne par son autodérision douloureuse parmi tant de témoignages nobles ou héroïques. « Je deviens parfaitement visible. [C’est un dibbouk qui parle, sorte de démon ou esprit qui dans la mythologie juive s’installe à demeure dans le corps de l’individu qu’il a choisi] Le général de Gaulle, arrivé ici en pèlerinage avec une nombreuse suite, s’était trouvé nez à nez avec moi et m’avait salué militairement. […] Je m’efforce de faire distingué, sérieux, noble, je mets un pied en avant et je rejette la tête en arrière, selon l’idée que je me fais d’un héros. Mais je ne me sens pas à l’aise. J’ai derrière moi une trop longue habitude du ridicule et du coup de pied au cul. […] Je me souviens donc que lorsque le général de Gaulle s’était mis au garde-à-vous devant moi et m’avait salué, j’ai failli être pris de fou rire. C’était purement nerveux, mais allez donc l’expliquer aux jeunes juifs de Moshé Dayan […] Je me suis mis au garde-à-vous. J’ai salué. » Gary n’est pas un très grand écrivain ni un intellectuel notoire, il laisse courir sa langue – mais il est un authentique héros, et la touche d’émotion du livre.
Le dessin graphique de couverture, signé Cheeri (un collectif), représente un de Gaulle douloureux aux yeux creusés, anxieux sinon aigri, où l’on ne reconnaît pas la grandeur qui émane de toutes ses images publiques.