Des forêts de couleuvres de Laure Anders par Christophe Stolowicki
Sur la quatrième de couverture, la couleur que l’on devine mauve est clairement annoncée : d’amours touffues, accessoirisées, en deux consonnes qui essaiment leur portée de sens : entre « rouleaux de film alimentaire, / pinces à linge en plastique ou en métal, // […] Leurs bagages ne différaient pas tellement / de ce que contient le cabas d’une ménagère. »
« Shhh », ou le sifflement des lanières ? L’écriture est douce, « une fleur pousse au creux de tes paumes / Elle te dit que tu es de ciel et d’eau // […] Tu préfères sentir tes viscères / durcir comme du cristal // Tu préfères ne plus rien savoir / de ce que demain te réserve / Et tu berces les bleus sur ta peau »
Faisant courir sous des pseudonymes des livres pour la jeunesse, rémunérés en droits d’autrice, Laure Anders garde une facilité de touche qui quand la sincérité est en jeu creuse, fluidifie le contraste entre son sujet et le libre cours du poème. On la lit avec un bonheur attentif, reconnaissant qu’elle soit qui elle est : l’écrivain, la poète de ce que tant de femmes préservent par devers elles comme un monstrueux, un affligeant secret.
Cela dit. D’autres secrets, plus essentiels, courent à fleur de rêves : « La nuit / je cherche où les mots se cachent/ […] flairant l’animal de ma peur / Mais l’animal résiste / alors plus loin / j’enfonce mon poing dans ma bouche / puis mon bras tout entier ». La douceur soumise recèle une douleur secrète que seul le poème, né de la nuit, révèle. « Nuit sait faire flaque de toute encre ».
Il est en Laure Anders une solitude profonde, cultivée à loisir, qui dans Cent lignes à un amant (2018) se laissait deviner – objet d’une pudeur essentielle, dévoilant ici seulement ses arcanes. Combien de vies dans le creuset d’un vers ? Soi accroché aux ronces, aux barrières de ferme. Quand « chaque jour est une glace sans tain / derrière laquelle tu t’observes ». Toute une vie pesée au trébuchet d’une strophe. Si la poésie a raison d’être, c’est ici. Soi « quand tu t’appuyais aux arbres / palpée par des paumes inconnues / quand ta peau appelait la terre / […] tout ce que tu mordais si fort / avant que la vie t ‘éclabousse ». En fulgurance longtemps alentie. Soi comme un devoir longtemps différé.
Quand tant de poètes pratiquent le tourisme verbal de l’extrême, Laure Anders reste puissamment, compulsivement en deçà du vécu, du pensé.
Laure dans sa forêt (« là où la forêt dévale / s’engloutit dans les plis du soir »), au seuil de soi, sur « Un banc étendu comme un corps […] gravé de noms en braille au couteau / m’allonge à mon tour / pour imprimer ses mots sur mon dos. » Les mots imprimés dru au revers de ses rêves, lancinante douceur. Les mots du corps accord distendu de fausset, les mots dans le fossé versés qui lui tient lieu de lit, son « régal de velours » quand le faux sait tenir lieu d’ivraie.
Une solitaire sol y terre bémol.
« Ils se retrouvaient dans des hôtels à flanc de forêt, / [...] Il la tenait en laisse par l’anneau qu’elle portait au nez. / Elle était sa bête docile, / venue de très loin pour oublier des peurs anciennes ». Frontalière, qui fait suite aux forêts de couleuvres, est « cette ville frontalière » où Laure rejoint son amant, est ce prosaïque quoiqu’en vers encore récit explicatif – j’y lis l’envers de border line, le basculement esquivé dans la folie. Frontalière est la détente, le soulagement érotique de se soumettre pour comprendre, la conversion en prose du vers resté poème. « Il souhaitait qu’elle s’agenouille / qu’elle accepte les gifles comme des fleurs ». Les peurs anciennes suffisamment explorées. Subissant « martinet », « cravache », « canne anglaise » « pour qu’il l’accueille enfin. / Pour qu’on l’accepte enfin. » Cette aventure a sa fin classique.