Devant toi le jour d’Ana Brnardic par Christophe Stolowicki
Ana Brnardic, née en 1980. Devant toi le jour – titre évoquant la sortie de nuits plus belles que vos jours*, tout l’ajour d’une écriture puissamment elliptique, une clarté de sa vie acquise et porteuse d’avenir – est composé d’une sélection de poèmes parus dans ses deux derniers recueils, Monter la pente (2015) et Le loup et le bouleau (2019). Récompensée par plusieurs prix, une barde intime exerce cette fonction éclatante et secrète de poète encore possible en Croatie où la dernière guerre des Balkans n’est pas loin, où la poésie n’est pas une pratique culturelle subventionnée sans lecteurs.
Sa langue son «écorce» (mais aussi le roumain, dont elle traduit des poètes) – « on dort profondément dans une écorce ». Dans la forêt des signes Ana Brnardic prend toujours les raccourcis les plus justes, les plus insolites, sait trouver la sente qui comprime, qui convertit en pensées bruyères et fougères bruissant de tout son silence, de sa grande pudeur. «L'après-midi d'une forêt est bien doré / et doux, la terre est réchauffée par les pieds / qui vont se promener [...] Dans le ruisseau le talon rugueux d'un chêne renversé. » « L'autre tendait une main de bois, convaincante comme du chêne ». Nombre de ses plus forts poèmes naissent de l'enchantement sylvestre où « nous ne voyons pas le loup déguisé en bouleau [de nos] yeux multiples / on dirait que tous jusqu'au dernier sont devenus des philosophes assidus / du quotidien ».
Douceur d’une violence aux ravages tout intérieurs : « douce comme une boule, vêtue d’une robe vintage, / cette blanche-neige a dévasté la moitié de la forêt / par sa fatigue lactée ». Sa langue prend ses mesures si largement que métaphore devient un faible mot désuet. Son onirisme prégnant, infaillible, étend le champ du dicible, testant sa tessiture il en chante toute l’étendue. « Je vomis le rêve par les oreilles et le nez, je reste un poisson vide » : un onirisme pris par les ouïes, qui n’est pas fleurettes.
Dans « un fabuleux grondement cognitif », sa vigilance flottante va bien en deçà de l’attention flottante chère à Freud.
Arbre, « bourgeon » (celui-ci récurrent), oiseau, insecte, Ana s'incarne avec un naturel qui conjugue puissance poétique et naïveté enfantine, surprenant le lecteur français. L'explication nous en vient dans les derniers poèmes seulement où, portée à présent par son art, elle distille quelques confidences : « Petite, j’ai été un garçon, / toute mon enfance a été / de retarder le passage / de l’autre côté, / où les corps bourgeonnent dans la rue / où tous les fruits sont déjà arrachés à la terre / pour le mariage. Je me suis bien plu en garçon / et j’ai découvert que la faim / était un jeu de retardement » qui porte un vilain nom psychiatrique. Tandis que « De vieilles amitiés coulent en amont, par un sentier forestier / [lors d’une] villégiature belle fraîchement, /[d’un] déjeuner doux et dévoué, / les mains entrelacées harmonieusement » disent ses neuves amours.
Beaucoup de cette poésie, portée par ses sonorités slaves et une pratique de la musique,si excellemment rendue soit-elle par ses traductrices Vanda Miksic et Brankica Radic, nous échappe. Beaucoup échappe au lecteur français qui, un demi-siècle a suffi, a perdu sa foi en la poésie, cette foi du charbonnier, du charbonnier en forêt.
* Rafaelle Billetdoux (1985)