Du franglais au volapük, ou le perroquet aztèque de Gérard Cartier par Christophe Stolowicki
Alerte niveau 4 (pour se mettre à la mode des chiffres, dans notre tranche de planète régie par gens d’affaires). Plus encore que le français, doté de la plus prestigieuse littérature du monde1 (après la grecque, avant la juive), la France est en danger.
Merci, Gérard Cartier, pour votre pamphlet salubre. J’imagine, de centres commerciaux en écrans, de télévision et d’ordinateur, de magazines féminins en étouffante presse d’information, l’épreuve dans votre chair que fut cette enquête, impitoyablement documentée.
Le franglais sévit depuis longtemps, en 1964 Étiemble le dénonçait avec humour. Mais depuis une vingtaine d’années (que sont nés non les millenials – intraduisible – mais la génération Z), l’aggravation met en péril, avec la langue, pas seulement l’âme. Le français entré en déshérence sous le rouleau compresseur de l’américanisme, notre économie non plus ne saurait tenir.
Avec un économiste de furieuse inculture à la tête de l’État (La démocratie est le système le plus bottom up de la terre ou business friendly ), on descend de plusieurs crans de dérailleur – à qui n’entend pas raillerie – à la macro-vitesse de déréliction, de pourrissement.
Oui, bottom up est plus court qu’ascenseur social, l’anglais dans son ensemble plus bref que le français dans un monde où il faut aller vite. Mais le globiche, sans épargner l’anglais, celui de Shelley, d’Oscar Wilde ( irlandais et francophile) – celui de Shakespeare demeurant hors d’atteinte – est presque aussi nuisible à l’américain, celui d’Edgar Poe, mais aussi de poètes contemporaines telles Alice Notley, Lyn Henjinian – qu’à toutes les langues de la terre. Il s’agit bien d’un volapük, d’un desesperanto2 dont un perroquet aztèque connu répète à l’envi les jurons.
Chanson, cinéma, « les raisons de la déferlante anglo-saxonne sont […] économiques. Les radios ont des accords financiers avec les gros labels, qui sont étatsuniens […] Dans un monde submergé par les films américains, la France fait figure d’exception […] Pourtant, ici aussi, le français cède peu à peu à l’anglais. Les producteurs ne se donnent plus la peine de traduire les titres des films américains. Signe des temps, on est passé en quarante ans de La guerre des étoiles à Star Wars. Des bus sillonnent Paris flanqués d’une publicité pour American Assassin ; au Québec, dont il faut saluer la résistance opiniâtre, ce film est sorti sous le titre Assassin américain [ le Québec, en première ligne plus que jamais, dont nous vient courriel…] séries télévisées […] jeux vidéo qui hypnotisent les gamers […] Pour ne pas être en reste, on voit désormais des éditeurs publier des romans populaires américains, et même des essais sans en traduire le titre […] Les artistes de rue s’y mettent aussi. À Avignon, à lire les flyers qui volent au vent (finis les prospectus et autres papillons), on s’étonne que tant de compagnies anglaises participent au festival. Mais non, ce sont des Français venus en voisins […] Même quand on le maîtrise à peu près, l’anglais reste une langue étrangère. Les vibrations du sens, les jeux d’échos, les significations occultes nous échappent pour l’essentiel et perdent leur éclat. D’autant que, pour les rendre compréhensibles pour tous, les titres sont formés en pêchant dans un vocabulaire d’école maternelle – d’où ces affiches désolantes, ces intitulés simplistes, banalisés, stérilisés [qui] participent de l’appauvrissement de notre imaginaire ». Suppression de l’e muet, changement de désinence du age en ing, coach proliférant comme un chancre. Soit « Le grand décervelage ». Des rues entières, en particulier à Deauville, pavées d’enseignes en charabia franglais. Un détail atroce : les élèves de 3è du collège Jean Moulin d’Aubervilliers sont contraints de suivre les cours de mathématiques en anglais3.
S’y greffent les snobismes, dévoyant l’anglais presque autant que le français. « Pitch n’est pas anglais mais germanopratin ; il a remplacé résumé, argument, canevas, intrigue ». Pour comprendre outlet, l’Oxford english dictionary est de peu d’usage, il faut aller sur Wikipédia pour découvrir que le débouché s’est spécialisé en solde, magasin d’usine. Sévit une sous-langue volatile, « sorte de pidgin fait de bribes d’anglais entassées à la va comm’j’te pousse », une novlangue faisant raisonner à l’affect (« les idées portées par cette novlangue sont évidemment schématiques, inaptes à une pensée articulée »), une « branchitude » éphémère.
Deux points ne sont pas traités : l’américain langue de la finance, qui ne sera plus jamais phynance ; son insolence (Si vous m’avez compris, c’est que je me suis mal exprimé, dit en prenant congé Alan Greenspan, président de la Fed, notre siècle a l’Oscar Wilde qu’il mérite) ; et le langage de l’informatique, irrattrapables les longueurs d’avance prises par les Américains qui se sont emparés du secteur et y ont imposé leur idiome.
Cela dit, de La défense et illustration de la langue française où en 1549 Joachim Du Bellay dénonce les mêmes travers dans l’usage débridé du latin, de l’ordonnance de Villers-Cotterêts de François 1er (1539) imposant l’exclusivité du français pour tout document administratif (jamais abrogée) à la loi Toubon de 1994 y abondant et battue en brèche à tout va – l’amont évoqué, il fallait, bientôt cinq siècles après la Pléiade, toute la sensibilité d’un poète pour dresser cet implacable réquisitoire.
1 Jean Dutourd
2 Michel Deguy
3 F. Combes et P. Latour