Féerie générale par Éric Houser
Il y a déjà eu sur Sitaudis une critique du livre d’Emmanuelle Pireyre, sous le titre La Mécanique générale
Intéressante. Il ne me semble toutefois pas inutile de lire ce livre d’une tout autre manière. Le titre de l’article, déjà (La Mécanique générale), dont le texte qui suit développe les résonances, donne à la lecture une certaine orientation. Dans le sens, disons, d’un certain cynisme contemporain, celui qui fait dire (croire – c’est une croyance -, et s’accrocher à cette croyance) que l’on n’est pas dupe (qu’on ne doit pas l’être, qu’il faut à tout prix qu’on ne le soit pas) : ceci n’est pas un roman, le terrain est miné, mutante, dextérité, sens critique, caviardage, sabotage, installation, dispositif, OLNI, etc. (tout ceci est dans l’article). Avec cette phrase finale : c’est (le livre d’Emmanuelle Pireyre) « surtout un précieux vade-mecum pour avancer en terrain miné, léger et néanmoins armé ». Un peu dans le genre toi-aussi-tu-as-des-armes (livre collectif publié à la fabrique éditions en 2011. Je ne suis pas certain que le prix Médicis lui ait été décerné pour cette raison, écarté l’argument bien-pensant qui veut qu’un prix littéraire, de toute façon, ne récompense avant tout qu’un éditeur (un grand ou moins grand), dans un jeu de places qui se déroule en sous-main (thèse du complot dans sa version atténuée). Ce livre, Féerie générale, m’intéresse d’abord, au fond, par son écriture. Et par ce que son écriture permet en termes de regard (sur le monde contemporain, donc, puisque c’est de cela qu’il s’agit). Je distinguerais, pour parler de cette écriture, trois niveaux différents.
Observation et imagination. Féerie générale est documenté. Il est évident qu’Emmanuelle Pireyre s’informe, lit la presse, regarde la télévision, mais encore sort dans la rue, va dans les boutiques, les grandes surfaces, peut-être même en boîte de nuit (il y a un passage du livre sur ce thème), etc. Elle suit les choses, parce qu’elle est de son époque : l’écrivain est séculier, pas régulier. Cela me frappe comme, non pas une tendance, a new fashion trend, mais un trait de tous les temps (du moins depuis l’invention du roman) ! Songez à Balzac, à Zola… Et internet favorise à fond la curiosité de l’écrivain pour tout ce qui fait l’époque, c’est tellement aisé. De là à prétendre, comme l’ont fait certains, que ce qui sort de là n’est plus de l’écriture (avec un grand É), mais je ne sais quel copié-collé paresseux, il y a un pas que je ne franchirai certes pas. Parce qu’observer, puis colliger les éléments rassemblés, cela ne suffit pas. Il faut ensuite une autre opération, que j’appelle imagination (génériquement). Et c’est là que la différence se fait. On ne peut dénier à Emmanuelle Pireyre une formidable et active imagination, c’est du moins ce que j’ai ressenti page après page.
Ellipse et arborescence. Rentrons un peu plus dans la technique (l’art, plutôt). Quand commence l’art, par rapport au journalisme (forme dominante) ? Je crois pouvoir dire (étant journaliste, justement) que l’une des différences tient à ceci, qu’un journaliste (un plumitif) ne connaît pas l’ellipse, ou que s’il la connaît, il la repousse. Un bon journaliste doit s’en tenir à la factualité, et il écrit sous la juridiction de la preuve (les fameuses sources). Cette juridiction n’admet pas l’ellipse, soucieuse qu’elle est, non de retrancher (ellipse = via di levare) mais d’ajouter (des faits aux faits, des preuves aux preuves = via di porre). L’argumentation journalistique ne tient que si elle est bien accrochée à cela. L’écrivain, l’artiste, se situent dans un autre registre. C’est pourquoi il y aura toujours un saut entre, par exemple, un témoignage (genre journalistique très affectionné des journalistes, même et surtout lorsqu’ils s’avancent sous le masque de l’écrivain), et un écrit du genre de celui d’Emmanuelle Pireyre. Je ne juge pas, je constate. Chacun sa cour de récréation. Quant à l’arborescence, c’est peut-être un tronc commun actuel entre le journaliste et l’écrivain, je l’admets. C’est l’époque, nous sommes à l’heure de l’arborescence. Un mot, un concept, une citation sont cliquables. On suit les liens et ce qui est remarquable dans Féerie générale, c’est que cette manière de procéder n’est pas dissimulée. Elle opère au grand jour, sur grand écran. C’est beaucoup plus de l’ordre du flux, à mon avis, que du cut up ou prélèvement.
Maîtrise et liberté. Pour conclure, je dirais qu’un livre comme Féerie générale, s’il est certes très maîtrisé (en quoi est-ce un mal ?), reste de bout en bout d’une grande liberté. Je prélève deux mots, inventivité et drôlerie, dans la présentation sur
du livre d’Olivier Cadiot (Un mage en été) : ils s’appliquent aussi très bien, ceteris paribus sic stantibus, au prix Médicis 2012.