Séverine Daucourt, Les éperdu(e)s par Éric Houser
Le livre de Séverine Daucourt est beau et nécessaire. Je l’ai lu en relation avec deux autres livres, dans leur proximité. N'est-ce pas qu'on lit en archipel ? Mais je ne veux pas parler de ces deux livres-là, seulement indiquer leurs titres en note*, à la fin de cet article.
Quant à ce livre-ci, il a son origine dans une expérience personnelle absolument singulière, mais il a une portée sociale et politique qui dépasse le témoignage individuel. Il serait tentant de le décrire comme composé en trois parties, une première relatant une hospitalisation psychiatrique (suite à une tentative de suicide) vécue de l'intérieur ; une seconde déplaçant le point de vue puisque la « narratrice » hospitalisée (je mets des guillemets car il s'agit moins d'une narration que d'un poème) est, en devenant psychologue et en travaillant avec les personnes internées (comme elle l'a elle-même été), « passée de l'autre côté » ; une troisième peut-être plus centrée sur l'écriture et sur le rapport entre poésie et folie.
Passée de l'autre côté ? C'est justement ce qu'on ne peut pas dire en lisant ce livre. Il n'y a pas de frontière entre d'un côté ce qui relèverait de la normalité, de la bonne santé mentale, de l'autre ce qui serait du domaine de la folie (de la poésie !), considérée comme un objet susceptible d'être observé de l'extérieur et traité comme une maladie, qu'il s'agit avant tout de guérir (ou de faire taire, puisque les symptômes, c'est ce qui parle). Y compris et surtout, comme l'expérience ne le démontre que trop, par la force (entendez bien ce mot utilisé dans la pharmacologie, ce mot d’antipsychotique).
Séverine Daucourt se tient au cœur de l'expérience, elle combat, elle dénonce avec force, avec les armes de la poésie, son imagination et sa subjectivité, quelque chose qui est la condition insupportable et intenable faite à des êtres souffrants, que l'ordre économique et social régnant s'acharne à mettre à part, pas seulement dans les murs de l’hôpital.
Toutefois, Les éperdu(e)s est selon moi plus et mieux qu'un livre militant. Un livre engagé, oui, car l'auteure parle depuis un lieu précis, un lieu où elle travaille et qu'elle connaît. Pas d'appropriation dans sa démarche, et je ressors de la lecture du livre avec tout sauf de l'assurance (cette impression que l'on peut dominer une situation). Mais plutôt avec l’idée que la poésie fait ici ce qu’aucune autre pratique ne peut faire, en parvenant à émouvoir, donner à penser, mettre en relation. Le travail d’écriture de Séverine Daucourt consiste notamment à juxtaposer des voix différentes, matérialisées chacune par une typographie qui lui est propre : bas de casse, italique, petite capitale. Le choix de la typographie est judicieux. À la voix de l’institution (manuels de psychiatrie, dont celui - américain -, diagnostique et statistique des troubles mentaux, dit DSM) est attribuée la petite capitale ; à la voix intérieure et intime de la narratrice, l’italique ; et à la voix plus descriptive, à la fois réaliste et critique, le bas de casse. C’est cette dernière voix que l’on remarque et retient le plus immédiatement sans doute, car c’est elle qui fait usage (et un usage heureux) de l’anaphore.
« L'anaphore est une figure de style qui consiste à commencer des vers, des phrases ou des ensembles de phrases ou de vers par le même mot ou le même syntagme. L'anaphore rythme la phrase, souligne un mot, une obsession, provoque un effet musical, communique plus d'énergie au discours ou renforce une affirmation, un plaidoyer, suggère une incantation, une urgence. Syntaxiquement, elle permet de créer un effet de symétrie » (Wikipédia, que je cite ici car pour une fois, ce n'est pas si mal).
Dans le livre de Séverine Daucourt, le mot repris (αναφορα / anaphorá = reprise, rapport) est « quand ». Exemples : Quand je dois m’allonger sur un lit trop étroit dans des draps jaune poussin, quand je pense aux poussins mâles broyés à la naissance parce qu’ils ne pondront rien (page 11) ; Quand l’été ne console pas (page 40) ; Quand je mélange ma vie de folle, ma vie de poète et ma vie de psy, quand je trouve qu’elles vont bien ensemble (page 47) ; Quand j’ai écrit ce que je n’arrivais pas à dire (page 71) ; Quand, du blanc, quelque chose, émerge (page 89).
Il s’agit moins me semble-t-il de la conjonction que de l’adverbe (toutefois n’étant pas grammairien, je peux me tromper). Cela peut évoquer les « phrases-résumés » en début de chapitre, dans les romans d’aventure, commençant plutôt par « où », (« où Robinson découvre qu’il n’est pas seul dans son île ») sauf qu'ici, il n’y a pas de résumé possible. L’effet de cette insistance me paraît particulièrement réussi, car c’est par là que quelque chose comme une adresse (qui est en quelque sorte une « sortie » possible) a lieu et sens. Quelque chose comme un partage du sensible.
* Avec Manifeste pour une psychiatrie artisanale, par Emmanuel Venet (Verdier 2021), et Textes sans sépulture, écrits recueillis par Laurent Danon-Boileau à la bibliothèque de Saint-Anne (fario 2021).