Incidents de Luc Bénazet par Éric Houser

Les Parutions

13 févr.
2019

Incidents de Luc Bénazet par Éric Houser

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Les paroles

 

 

« Grandit le besoin d’une langue que personne ne peut lire »

Heiner Müller, Tracteur

 

 

Dirai-je de Luc Bénazet qu’il ne manque pas d’air ? Oui, mais de manière élogieuse. Dans le sens de la ténacité. Ce qu’il nous propose dans ses livres (et aujourd’hui dans ce livre, Incidents), ce sont des exercices plus violents qu’ils n’en ont l’air, des épreuves de force pour tester la résistance d’un matériau qu’il se donne et auquel il se tient, avec une application concentrée (obstinée) dont seuls sont capables certains enfants.

Malgré les apparences, on est loin d’une poésie théorisante, d’autant plus si l’on se souvient que ce verbe (théoriser, qui vient du grec θεωρiα) nous emmène du côté sinon du spectacle, du moins de quelque chose à voir, à contempler, et engage donc préférentiellement le sens de la vue. C’est ce qu’il conviendrait de révoquer si l’on veut « parler de la parole », ou plutôt des paroles. Luc Bénazet l’écrit très clairement, à plusieurs reprises et dès les premiers textes du livre : « ce n’est pas le vocabulaire de la vue »(page 13, transcription) ; et plus loin « si nous avons disséqué le mot, c’est-à-dire l’objet, ce n’était pas pour les yeux (…) cela au contraire pour quitter le monde de la vision » (page 77, transcription).

L’infans (c’est-à-dire l’enfant qui n’a pas encore « acquis le langage », selon Ferenczi – étrange formule), se tient à cet endroit : ce que parler veut dire, ou plutôt, ce que parler fait, compte tenu des lettres, ces unités de base dont on dit qu’elles n’ont pas de signification. Il ne s’agit pas d’une phénoménologie de l’acte de parole, ni de linguistique. Avant tout, l’écriture de Luc Bénazet risque le poème, parie sur lui, sur sa force et sa pensée propres, pour opérer à nouveau dans un champ labouré par ailleurs (anthropologie, linguistique, psychanalyse etc.).

Avant d’ouvrir le livre, vous notez que les valeurs des deux couleurs en bandeau de la couverture (signe distinctif de l’éditeur) sont proches : bleu clair et gris clair. Des valeurs aériennes (encore l’air). Vous notez aussi le format, rectangulaire tendant vers le carré. Le tout, couleurs et format, énonce comme une calme invitation. Mais ce calme est trompeur. En vérité, il s’agit (c’est du moins ainsi que je comprends ce livre) d’une remise en cause forte de la communication, au sens trivial actuel de ce mot. En le lisant est progressivement venue l’image d’un schéma qu’il s’agirait d’essorer, de tordre comme du linge mouillé pour en exprimer la plus grande quantité d’eau possible. Quel schéma ? J’ai d’abord pensé avec ce mot à celui de Jakobson décrivant les fonctions du langage (expressive, conative, référentielle, etc.). Mais c’est la communication elle-même (jamais nommée me semble-t-il) qui se trouve atteinte de « viduité » (c’est le mot que Luc Bénazet vient frapper à un endroit de son texte, là où l’on attendrait plutôt « vacuité »). C’est l’horizon idéologique de la communication qu’il s’agit de faire sauter.

 

« Prêter l’oreille dans les paroles à ce qu’elles coupent, c’est-à-dire à ce qu’elles n’atteignent pas ».

« Écouter, c’est découper ».

 

Les lecteurs des ouvrages précédents de Luc Bénazet le savent, il y a dans ses textes deux régimes différents d’écriture, l’un que je qualifierais d’assertif (les deux citations précédentes en relèvent), l’autre qui en quelque sorte met en crise toute possibilité d’assertion, en portant l’accent sur « l’instance de la lettre » dans l’énonciation, avant que le mot et la signification puissent émerger, coaguler, (se) communiquer : nommons-le « lettriste ». Incidents ne fait pas exception, avec deux parties dont la première, Journal des paroles, conjugue en les alternant les deux régimes, alors que la seconde, Au moment de, ne recourt qu’au régime « lettriste » (avec une intensité variable, car il n’y a rien de systématique dans cette modalité). Aucun ne prend le dessus sur l’autre, comme aucune des temporalités à l’œuvre, celle de la lettre (« temps de la lettre (…) ni réel ni non-réel ») et celle du mot (du mot « plein », susceptible de verser au mot d’ordre - « le mot qui suit du côté opposé à la source du son », page 15, transcription) ne doit en définitive dominer. Je risquerais que la lettre, c’est le sujet qu’il faut « désassujettir ». D’où le fait que les pages écrites en régime « lettriste » ne fassent pas l’objet d’une pagination, contrairement à celles qui relèvent du régime assertif. Elles échappent à la fois à la succession alphabétique et à la succession numérique.

 

« Et rendre le son de la lettre, qu’elle n’a pas. Sa force ».

 

Il y a dans ce livre quelque chose d’autre, qui se déroule « en-dessous », ou à côté, de ce que je viens d’évoquer (critique de la communication, « lettrisme »...), et qui est je dirais la ligne de la fiction. Ce que j’appelle fiction, j’aurais pu l’appeler d’un autre nom (genèse, mythe, conte). On dirait ici que le livre « retrace » quelque chose comme un mouvement concernant les paroles, entité collective qui prend alors une coloration épique. Cette ligne, énigmatique et fuyante, se laisse voir dans des passages comme ceux-ci :

 

« Nous cuisons de beaux animaux bien gras. Les paroles créent un parler énorme, dans lequel elles basculent ».

« Lorsque les paroles sont trop continentes, les autres paroles les désirant beaucoup, et sous de fausses apparences, les font venir, - elles touchent aux veines de la viande comme avec du sel. Ainsi les cœurs ne pourriraient pas ».

« Aussi, les paroles conquièrent l’égalité communautaire par la division. Elles ne se rapportent pas aux saisons, non plus aux formes de gouvernement ».

 

Au double régime d’écriture évoqué (assertif/lettriste) correspondent deux modes de réception, la lecture à proprement parler et l’audition. Pour la première fois, j’ai perçu à quel point elles sont toutes les deux nécessaires.

 

 

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