Du signe unique – feuillets inédits de Pierre Klossowski par Éric Houser
« L’imagination d’un public indéterminable »
Il semble que tout ait été fait, par Pierre Klossowski lui-même, pour que Les lois de l’hospitalité (titre de sa fameuse trilogie, ou trinité, regroupant en 1965 les trois romans d’abord publiés séparément, La Révocation de l’Édit de Nantes - Roberte, ce soir - Le Souffleur) soient adressées, par la publication certes mais dès le stade de l’écriture, au « nous » que constituent pour l’éternité les successifs lecteurs de ses écrits. La mono(ga)manie de l’auteur, son « obsession », ont la vertu de se dépasser elles-mêmes pour se répandre et essaimer, tous médias confondus (livre, dessin, cinéma) sur les récepteurs plus ou moins complaisants que nous sommes de son « expérience hérétique ».
La publication récente de Du signe unique – feuillets inédits, livre édité par Guillaume Perrier (introduction, transcription et notes) le confirme. Il s’agit de quelque chose d’autre que la banale adresse, et d’autre que (côté lecteur) la réception au sens habituel et plat du terme. Quelque chose comme une sommation : allons-nous, oui ou non, accepter le contrat que Pierre Klossowski a ourdi contre et avec nous (Roberte incluse) ? Allons-nous marcher dans la combine, et de quel côté de la barre (puisque tout signe implique, postule une barre) allons-nous nous situer ? En avons-nous même le choix ?
Je crois que c’est là que se situe la profonde, et très touchante, originalité de l’œuvre de Klossowski. A-t-elle des chances d’atteindre aujourd’hui un public renouvelé, plus jeune ? On peut le penser, et en témoigne notamment la publication en 2017 d’un numéro de la revue Initiales consacré à PK, sous la direction d’Emmanuel Tibloux, Claire Moulène et Jérôme Mauche. Grâce à l’œuvre dessiné, de nouveaux lecteurs peuvent venir aux Lois de l’hospitalité. Et grâce aussi peut-être, dans cette dimension de l’œuvre, à ce que Klossowski a lui-même désigné comme étant sa maladresse, en signant ses dessins Pierre le Maladroit. Notons que dans maladresse, il y a adresse. Son écriture, elle aussi, userait de maladresse, mais d’une manière bien différente de celle dont témoignent les dessins : moins du côté d’un défaut (susceptible d’apparaître par exemple si l’on compare un dessin de Klossowski avec un dessin de Balthus son frère : il ne « sait pas » dessiner), que d’un excès, j’ai envie de dire « un excès de grammaire ». Dans un article au titre suggestif (« Le corps de Roberte : « une rouerie décomposée » », in « Traversées de Pierre Klossowski », ouvrage collectif paru chez Droz en 1999), Chantal Thomas observe que « le texte klossowskien, avec ses archaïsmes, ses phrases modelées non sur un souffle vivant mais sur une armature syntaxique rigide, son ostensible souci de correction (un style ganté), semble en quelque sorte se traduire lui-même, selon un pur mouvement de traduction ». Traduction, ou transfert.
Les feuillets inédits publiés par Les petits matins peuvent être considérés, plus que comme un document d’érudition bon pour la bibliothèque universitaire, comme une invitation actuelle à entrer dans l’œuvre d’un créateur et d’un penseur (« prêtre d’un culte déchu ») qui n’a pas fini de nous scandaliser et de nous émouvoir. Grâce à leur dispositif, suggérant la légèreté d’un agencement susceptible de variations et demandant la participation du lecteur, ils peuvent être lus comme une introduction.
Ainsi que le souligne Guillaume Perrier, « le feuillet apparaît comme l’unité de rédaction privilégiée de Pierre Klossowski. Il ne s’agit donc pas à proprement parler de fragments ». L’ensemble de ces unités est ici rassemblé avec pour chacune d’elles un titre qui, précise Guillaume Perrier, n’est pas de l’auteur : malgré la dimension interprétative de ce procédé, qui me l’a fait d’abord regarder avec suspicion, cela ne trahit pas l’esprit du feuillet ni ne gêne la lecture (c’est plutôt entraînant au contraire).
Pour finir cette rapide présentation je voudrais citer quelques phrases qui m’ont frappé, et qui figurent dans l’un des passages biffés par l’auteur, repris en notes en fin de volume : « Est-il possible de parler de la pensée sans tomber dans le sac de la vie intérieure, que coud et que rapièce notre vaillante grammaire ? Je veux ici dénuder la pensée de tous ses chiffons. Mais où l’on penserait trouver enfin son épiderme, il n’y a rien. Notre attention s’ouvre à tout vent, et rien ne porte rien vers rien. Ni extérieur ni intérieur : par rapport à notre attention c’est d’abord un fait que rien encore (ne) nous permet de dire. Alors, flotter, et parcourir à toute vitesse notre propre espace, quand c’est l’espace qui fuit ? Nul précipice ne nous arrête où nous ne tombions en nous-même ». Ce texte magnifique peut être lu en écho du récit érotique qui termine le livre, « Roberte interceptée chez les routiers ». Avec le mythe de l’intériorité, on n’en a jamais fini. Où serait, sinon, la littérature ?