Claude Minière : L’espace entre l’éclair et le tonnerre (2) par Éric Houser
On sait tous, d’un savoir qui remonte à l’enfance, qu’en cas d’orage le temps écoulé entre l’éclair et le fracas du tonnerre est un indicateur de la distance entre « là où ça tombe » (là où la foudre s’abat) et ici, lieu de l’observateur/écouteur. Plus ce temps écoulé est long, plus grande est la distance. Il y a une fascination à écouter ce temps, à l’écouter comme on touche un objet à l’aveuglette. Or dans le titre du livre de Claude Minière, ce n’est pas le temps qui est mis en avant, mais l’espace. Semblant suggérer, peut-être, une sorte de réversibilité entre ces deux « piliers » de la perception. À lire et relire ce beau et dense livre, on a envie de creuser cette figure, de tourner autour de la métaphore et avec elle.
Dans la première partie, L’espace entre, c’est le motif annoncé par le titre qui se déploie en une suite de vingt-trois poèmes, que l’on peut lire comme un seul poème. On a l’impression que cette suite a été composée in situ, lors d’un orage réel qui peut-être condense des souvenirs d’autres orages, notamment du temps de l’enfance (les orages me lavaient des murmures hypocrites). C’est aussi un art poétique fragmentaire, avec des notations comme celles-ci : Comme une simple ligne allège les choses ! (page 11), La lutte entre frappe et legato / conduit l’émotion dans les mots (page 15), Quand le poète entame une ligne / il ne sait où il va (page 31). La ligne de la première citation renvoie à la fois à l’éclair du titre et au vers (autre nom pour la ligne) que le poète entame. Claude Minière a une écriture de calligraphe (en écrivant cela je pense à son livre Pound caractère chinois), alliant la précision du trait à une gestualité à la fois libre et contenue (cadrée), qui donne au poème son mouvement et son équilibre sur un fil. Le fil de la ligne justement, qui n’est pas une ligne droite mais en zigzag ou d’une pure ondulation. Cela engage aussi une éthique : fidélité à ses intuition, émotion, sensation premières (dernière page du livre, en italiques, Le cri de Blaise Pascal / Que je n’en sois pas séparé), sincérité devant son désir.
La seconde partie (plus longue), Rivières, est composée de cinq poèmes (illustrés, mais pas dans cette édition) par des peintres amis de l’auteur, notamment Claude Viallat et Daniel Dezeuze, plus un sixième poème écrit « sur la lancée ». Dans le deuxième (Un combat de Jacob avec l’Ange, avec Claude Viallat), la scène biblique est reprise d’une manière lapidaire, et collée avec une séquence contemporaine (un épisode cévenol qui a salement secoué les glaïeuls) qui lui fait écho. Cette manière de disposer dans le poème des traces du récit biblique rappelle l’art du palimpseste. On la retrouve dans d’autres parties du livre, par exemple dans le poème suivant, Un Dimanche des Rameaux (avec Julius Baltazar). Ici, la fête qui ouvre la semaine sainte est observée avec un regard à la fois ironique et critique : Ils sont tellement endimanchés / que c’en devient comique (page 51) ; Vous vous tuerez encore entre vous / à vue et dans la nuit (page 56). On est passé en quelques pages d’un registre à un autre, en zigzag ou par ondulation ! C’est là me semble-t-il le propre de la poésie, son aptitude à la métamorphose. Avec la précision du trait et le sens de la coupure, le poète manifeste aussi un goût pour les homophonies (on est ici du côté de la répétition). Ils forment des poches dans le buis / ils sont derviches dans le bruit (même poème). Le jeu avec le lexique s’accompagne d’un déplacement syntaxique qui a un côté facétieux : un dimanche, des rameaux.
Le dernier poème de la série est construit sur une homophonie (le Rivières du titre désignant une commune du Gard, en Occitanie, alors qu’il s’agit ici des rivières - nom commun - et des fleuves). Texte magnifique et vibrant qui peut être lu avec un autre ouvrage de l’auteur paru comme celui-ci en février 2022, La descente de la rivière en canoë (éditions invenit, collection Déplacement). J’aime le lire également avec le premier poème de la série, Grande baigneuse (avec Claude Viallat). Peut-être pour la proximité que ces textes (mais cela vaut pour l’ensemble du livre) me paraissent manifester entre l’art du poète et celui du peintre.
Et que ma poésie soit rivière :
unité au travers des ruptures
brusques changements d’humeur
éclaircie et anciennes rumeurs
Ponto sous les ponts
tourment et plages paisibles