Le noir et le rose (contre, avec) par Éric Houser

Les Incitations

20 nov.
2019

Le noir et le rose (contre, avec) par Éric Houser

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Est-ce que je peux dire que j’ai préféré écouter l’album de Philippe Katerine (Confessions) que visiter l’exposition de Christian Boltanski (Faire son temps, à Beaubourg) ? Puisque personne ne me le demande (je ne vois personne pour formuler une telle mise en balance), alors je le dis (dis écris).

 

L’offre culturelle a un côté immersif, on est comme projeté en permanence comme une boule de flipper vers les divers plots de la surface inclinée (sous verre). Chaque plot représente une proposition (souvent marchande) : telle pièce de théâtre, tel concert, telle exposition, tel livre ou CD (ou son équivalent numérique). « Tu as vu la dernière exposition X ou le dernier film de Machin, lu le dernier livre d’Y, écouté le dernier disque de Z ? », ces questions sont l’ordinaire des conversations. Souvent, la réponse oui ou non est sous-titrée en « j’aime / j’aime pas ». Parfois, c’est un tremplin vers des associations plus riches, plus personnelles. Ça peut résonner. Donc, on passe du coq à l’âne et vice versa, en permanence (quand on a la chance d’habiter en ville ? pas seulement, puisque l’hyper connection contemporaine dispense des déplacements physiques, ce qui n’exclut pas bien sûr ces derniers, car voir un film ou des tableaux en vrai, c’est toujours mieux que se balader sur netflix ou google images - je mets volontairement des minuscules).

 

Est-ce que cela justifie la mise en balance que je fais ? Pas du tout d’un certain point de vue (celui, bienséant, de la culture avec un grand C - mais vous pouvez remplacer culture par ce que vous voulez). Complètement d’un autre. Est-ce que vous imaginez que notre petit cerveau soit complètement capable de tout cloisonner, nettement et sans bavure, dans ce qui apparaît phénoménologiquement comme une suite d’événements qui certes, sont séparés et bien distincts (individués), sans rapport apparent les uns avec les autres, tout en se suivant dans le temps comme les wagons d’un petit train (les mots d’une phrase aussi se suivent) ? Pas moi. Quand je dis cerveau, je n’entends pas seulement la boîte à neurones, mais le lieu (moins circonscrit) des affects et autres pulsions : psyché (Ψυχ?), âme.

 

Je me dis que cela ne peut pas être sans effet, le fait de voir lundi (hier après-midi) l’exposition de Christian Boltanski, puis d’écouter ce soir (mardi) le disque de Philippe Katerine. J’imagine cela comme une grille orthogonale formant des carrés, lesquels seraient remplis de couleur (une couleur par carré), laquelle déborderait plus ou moins sur sa voisine du carré voisin. Vous voyez ? Un peu comme dans certaines gouaches du peintre Philippe Richard. Donc : le carré Boltanski (disons qu’il est noir) touche le carré Katerine (rose, bien sûr). Il y a un peu de noir qui se dépose sur le rose, mais il y a aussi un peu de rose qui se dépose sur le noir. Est-ce que ça fait sens ?

 

J’ai écrit en commençant : « J’ai préféré écouter (etc.) que visiter (etc.) ». Mais bon sang, quel rapport ? Je ne vais pas vous apprendre qu’en posant un non-rapport on suppose un rapport ne serait-ce que pour le nier. Donc, il y en a nécessairement un, de rapport. Mais quant au contenu, quelle idée de « comparer » Boltanski et Katerine. Ce n’est pas ce que je fais, car j’énonce simplement que « j’ai » (moi, le sujet qui visite l’exposition lundi et écoute le disque le lendemain) éprouvé, ressenti, pensé telle ou telle chose. Est-ce que j’en ai le droit ? Il me semble.

 

Venons-en donc maintenant au fait (let’s get to the point - c’est mieux en anglais). Encore une fois, préférer ce n’est pas comparer. Je dirais que la tache de rose qui s’est envolée rétroactivement vers le carré noir en a fait ressortir la noirceur, produisant comme un effet de vérité et confirmant une impression dont je n’ai pas pu me départir après avoir vu l’exposition. À savoir que le travail (très impressionnant et au long cours) de Christian Boltanski, d’ailleurs magnifiquement exposé à Beaubourg dans une mise en scène muette (pas de cartels) qui en accentue (en force, pourrait-on dire) la dramaturgie, a quelque chose, pour moi et après coup, de trop morbide. De « trop noir ». Le vingtième siècle est sombre, d’une noirceur absolue, terrible, paralysante. Et il semble que le vingt-et-unième promette encore pire. L’art le dit à sa manière. Et Boltanski, par son itération mémorielle et avec un vocabulaire et une syntaxe dont il est inventeur et maître, le dit admirablement. Pour ma part, très subjectivement (et brutalement dit), ça me coupe la chique, et le souffle. Je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que le titre de l’exposition (Faire son temps) pouvait aussi être interprété au passé composé : il a fait son temps. À côté de cela, Philippe Katerine avec son album crée quelque chose de nouveau, d’inédit (un peu comme Serge Gainsbourg en son temps). Son rose est fortement teinté de noir (en sous-couche et en éclats mordant sur la grille), mais il reste rose, couleur chair (pas layette). Il s’agit d’un autre temps que celui de Christian Boltanski. Il s’agit d’un temps qui est le mien, dont j’ai toujours bien envie d’être (comme Katerine je suppose), malgré les horreurs qu’il nous offre déjà et le pire qu’il nous promet.