Tu (maniériste) de Marie-louise Chapelle par Éric Houser

Les Parutions

16 mai
2018

Tu (maniériste) de Marie-louise Chapelle par Éric Houser

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Quand un livre requiert (c’est le contraire d’endort) on est plutôt heureux, on sait qu’il va se passer quelque chose. Qu’est-ce qu’il requiert ? Une attention fine d’antennes. D’aiguilles. L’œil du lecteur doit se démultiplier, se faire œil de mouche à facettes. Seule la poésie fait ça, et ce n’est pas la peine de définir ce mot, poésie. Elle fait ça littéralement puisque c’est la seule qui fasse. Quelque chose. Ce n’est pas une affichette sous verre dans le métro. Ce n’est pas une fanfare pour tapis rouge & printemps associés. Ce n’est pas les fleurs, les petits oiseaux et autre stupidità, stoltezza, idiozia.

Pourquoi ces mots italiens ? Parce que Tu (maniériste) a un certain lien (syntaxique et pas seulement) avec Gesualdo, un livre de Lyn Hejinian ; la traduction de ce livre en français par Martin Richet (publiée il y a quelques années par Éric Pesty). Et que Gesualdo (di Venosa), le compositeur meurtrier, a exercé en Italie méridionale, dans la Basilicate. Qu’un rapport entre deux livres soit posé comme il l’est dans le prière d’insérer (il l’est aussi dans le texte, moins directement ; selon sa manière), voilà qui traduit une certaine intelligence, fine, de la lecture, de ce que c’est que lire. Lorsque vous tapez « Lyn Hejinian Gesualdo » sur le site d’un moteur de recherche, vous tombez rapidement sur le fac similé et ô, surprise, vous découvrez que la couverture de l’édition américaine a été reprise par Éric Pesty pour le livre de Marie-louise Chapelle. Je trouve cela délicat, attentionné et subtil. Une circulation. Quelque chose d’aérien.

Au départ, je ne sais pas comment parler d’un texte. Ce que je sais, c’est qu’il se déclenche quelque chose qu’il me faut essayer de décrire. D’écrire. La poésie, c’est ce qui impose l’écriture. Et c’est cet effet de déclenchement que la lecture, la poésie se passent, passent. Marie-louise Chapelle a lu Gesualdo, en français et peut-être aussi en anglais. Et le livre qu’elle a fait, à la main, dérive un peu de ce livre antécédent (de sa lecture de ce livre). Il faut croire que celui-ci a un pouvoir spécial, car il a déjà entraîné, avant celui-là, un livre de Rosmarie Waldrop.

Dans le titre, Tu désigne à la fois le pronom personnel et le participe passé du verbe taire (comment le traduire en anglais). Le livre est adressé, mais cette adresse est en partie effacée (en partie : elle n’est pas effacée en tant qu’adresse), ou plutôt, recouverte. Et pourquoi. Parce que si l’adresse était trop lisible, elle disparaîtrait. Elle disparaîtrait par trop de lisibilité. Une adresse n’est pas une dédicace. Par ailleurs, si une poésie confessionnelle (i.e. qui s’inspire du « vécu personnel ») existe (admettons), ce n’est pas le cas de la poésie de Marie-louise Chapelle, pas plus que de celle de Lyn Hejinian. Ce qui n’exclut pas l’adresse (au double sens de ce mot), ni que l’on puisse, en la lisant, imaginer des choses qui concernent la vie, et même la vie courante. C’est évident, mais cela n’en fait pas pour autant une poésie qui raconte quoi que ce soit. 

Quant à l’adjectif, maniériste (entre parenthèses), il est lui aussi vecteur de plusieurs directions. Même si l’ombre de Gesualdo le fait entendre du côté d’une esthétique particulière, historiquement située, je crois qu’il faut le prendre plutôt littéralement : l’étymologie montrant manus (main), maniériste est dit pour « qui est à la main » (voir Littré). Page 28 : « Tu manières la forme entière » (je trouve magnifique dans cet écho au titre le passage au verbe, l’audace de ce verbe transitif inventé). Page 32 : « Il y a des objections simples à ce long poème dont l’unique plaisir sont des tours de main obligés, avec la vie facile ». En plaçant le verbe de cette manière, cette dernière phrase fait ce qu’elle dit, et produit une dissonance grammaticale qui peut évoquer les frottements harmoniques gesualdiens. À mon avis l’adjectif obligés se réfère, plus qu’à une contrainte d’écriture, au vocabulaire musical : un instrument « obligé », c’est un instrument qui ne peut pas être remplacé par un autre, qui n’a pas une fonction d’accompagnement mais plutôt de soliste. Mais pourquoi les tours de main seraient-ils « obligés » ?

Avant de répondre à cette question (qui est une question de poétique), il faudrait les décrire un peu mieux. Il y a deux niveaux, celui du paragraphe/strophe, et celui du vers (je reprends la présentation précise du livre sur le site de l’éditeur : « vers qui se détachent par des majuscules et des espaces blanches » - on a reconnu l’espace au féminin, un mot adorable de la typographie). Le tour de main, quant à la strophe, consiste d’une part à « emboîter » son découpage syntaxique sur (ou à le fondre dans) celui de son patron (ce terme de couture me semble adéquat), je veux dire le « style coupé » de Lyn Hejinian pour Gesualdo (le patron du patron). Il consiste aussi, on le remarque assez vite mais comme par surprise, pour chaque strophe, à se dupliquer dans un double, un faux jumeau dont chaque trait (couleur des cheveux, des yeux, de la peau…, autrement dit le lexique) indiquerait une légère contrefaçon. Sans que l’on puisse déterminer lequel des deux est premier (quand on lit les pages les unes après les autres), et sans que cela ait de réelle importance : les deux versions sont la même strophe, mais non l’identique. Quant au vers, le tour de main consiste parfois on l’a déjà vu à bouger l’ordre des mots dans la phrase, parfois à produire des suites d’éléments de phrase qui semblent déconnectés, qui peuvent entrer en collision (non frontale) de manière à rendre une tonalité étrange, presqu’étrangère. Il y a encore d’autres opérations, qui portent aussi sur le sens, l’ensemble ressortissant je dirais à une poétique de la dissonance, violente et subtile à la fois, qui exerce une sorte d’autorité immanente. Donc pour revenir à ma question (pourquoi les tours de main seraient-ils obligés), la réponse s’impose : s’ils n’étaient pas, tout simplement cette poésie n’existerait pas. Il ne s’agit pas de quelque chose de plaqué de l’extérieur, de formel dans un sens abstrait, mais du contenu lui-même (c’est peut-être ce que Marie-louise Chapelle appelle « la forme entière », dans le vers cité plus haut).

Cette brève description, je m’en rends compte immédiatement en lisant une page ou deux du livre, ne dit rien du poème en tant que tel. Sa vibration, sa tonalité, son autorité. On sait en lisant la présentation par l’éditeur qu’il s’agit de passion amoureuse. Je suis d’accord, mais cela ne me suffit pas si je n’ajoute pas quelque qualificatif à cet amour, car de quel amour s’agit-il ? Pour moi, et c’est ce qui m’a profondément touché dans ce livre magnifique, il ressemble à « celui qui saurait jouer pleinement le jeu de sa propre limite » (comme l’écrit le psychanalyste Jean Allouch). À ce long poème obligé je n’ai pas d’objection. Seule la lecture peut, au contraire, lui rendre ce qu’il nous donne. Car, en fin de compte, seule la lecture est amoureuse.

 

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