Les flots bleus par Éric Houser
En principe, je ne suis pas méchant envers les artistes, ni envers les écrivains. Je me dis que ce n’est pas la peine, qu’il faut au contraire se serrer les coudes coûte que coûte, etc. Pourquoi dire du mal, plutôt que se taire et rester dans son coin, tranquille ?
D’un autre côté, pourquoi ne rien dire quand quelque chose (je ne parle bien entendu pas des personnes) vous déplaît, pas sur le mode paresseux du « j’aime/je n’aime pas », mais plutôt en raison de vices de forme(s), d’intentions décelables à l’œil nu comme avant tout soucieuses d’auto-promotion intéressée, d’une paresse intellectuelle d’autant plus pénible qu’elle se présente de manière habile, séduisante et flatteuse ? Pourquoi faudrait-il, et au nom de quoi, adopter une posture « bisounours », lorsque c’est plutôt de mordre que l’on a envie, parfois pour des raisons valables, en tous cas sujettes à l’argumentation.
Venons-en au vif. Il y a en ce moment au FRAC PACA, et jusqu’au 16 janvier 2022, une exposition des travaux de Jean-Christophe Norman, artiste local qui a tout de même une galerie en Suisse et une autre à Paris (il y a deux autres expositions dans le bâtiment, dont il n’est pas question ici). Une partie de son travail consiste à copier Ulysse de Joyce (donc, non pas Ulysses dans sa langue d’origine), sur des équipements publics tels que des trottoirs, un peu partout dans le monde. L’action fait l’objet d’une vidéo très bien faite. On peut certes admirer cette performance physique (qui a dû, soit dit en passant, coûter bonbon en argent et en empreinte carbone). Mais on peut aussi se demander ce que cela veut dire, en termes politiques autant qu’esthétiques. Pour ma part, je ne vois pas l’intérêt d’une pareille démarche.
Et ce qui me choque tout particulièrement, sans doute parce que je suis écrivain ou poète à mes heures, c’est ce que je n’hésite pas à appeler une opération d’annexion d’une œuvre littéraire, pas n’importe laquelle, aux fins d’un « projet » qui n’a rien à voir avec l’écriture, avec la pensée et le travail de James Joyce.
L’une des phrases qui m’a fait le plus bondir, sur le site du FRAC et sur place dans les documents disponibles à propos de cette exposition, est celle-ci : « Il [Jean-Christophe Norman] a entièrement réécrit (sic) Ulysse de James Joyce sur la surface du globe et sous la forme d’une ligne tracée à la craie sur le bitume des villes qu’il a traversées. De Tokyo à Paris, de Buenos-Aires à New-York, ou de Phnom Penh à Palerme [et l’Afrique, où est-elle ?], le texte de Joyce s’est immiscé dans le rythme du monde, au cœur des villes et dans le brouhaha de leurs habitants [Brouhaha est le titre de l’exposition, qui comporte aussi une autre vidéo et des peintures] ».
Je trouve ce texte absolument nul, et je prétends qu’il est temps, pour nous autres écrivains et poètes, de crever l’abcès. C’est une question d’éthique.
La couleur dominante de cette jolie installation-triptyque, c’est le bleu. Bleu du ciel, bleu de la mer, d’autres bleus encore. C’est joli, c’est très bleu. C’est très habile. Cela peut faire illusion. On est à Marseille, on est au FRAC, on est à la Joliette face à la mer.