Grégoire Sourice, La gelée du vivant par Éric Houser
À table !
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Qu’est-ce que la gelée ? Un suc de substance animale (viande, os), qui s’est coagulé en se refroidissant (définition sur internet, proposée par Le Robert). Le résultat d’une opération. Ici, une opération d’écriture. Les deux mots importants sont « coagulé » et « refroidissant ». L’état (être coagulé) procède d’un phénomène qui se déroule dans le temps (le refroidissement).
Dans ce livre étrange et fascinant, Grégoire Sourice écrit, c’est-à-dire qu’il produit une écriture, singulière et inattendue. Tout lui fait ventre, pourrait-on dire. Aussi bien les événements de la vie personnelle, affective, amicale, que les références scientifiques, médicales, littéraires. De façon toujours appropriée et précise, il mixe les éléments en leur laissant (paradoxalement) leur autonomie. Il introduit, par les blancs séparateurs (blancs non dans la phrase elle-même, mais entre les petits groupes de phrases), une respiration, un silence, un espace de pensée interstitiel(le). La pensée est associative, ça ce n’est pas nouveau. Ce qui l'est plus, c’est le paradoxe d’une démarche qui en même temps qu’elle associe les éléments entre eux, les dissocie, les délie. C’est très fort, parce qu’en général, en tous cas dans d’autres modes d’écriture et de narration, on ne trouve pas « les deux en même temps ». Dans la première partie du livre (les 3 parties n’ont pas de titre), pages 14 à 17, il y a une extraordinaire suite de petits paragraphes qui tournent autour d’un organe, le nez de Lucie (l’amie qui est décédée après avoir été renversée par un camion), lequel nez est nécessairement associé dans le texte, sans que cela soit dit, à un autre organe, qui a été enlevé par splénectomie à la jeune femme après son accident, entraînant dans son cas une issue fatale : la rate (qui fait l’objet d’un rituel métonymique, presque cannibale, de la part du narrateur). Le nez de la personne vivante apparaît alors comme la partie la plus vivante (dans le souvenir gardé), ce à partir de quoi un portrait peut être dessiné : visage, cheveux, yeux, voix.
C’est tout à fait bouleversant.
La rate « revient » si l’on peut dire dans le deuxième texte, plus théorisant (quelques résonances pongiennes), à la faveur d’une coquille sur un emballage (lapsus calami) : « râte » au lieu de « pâte » (à modeler). « Rate se répète, poursuit un récit que je pensais conclu. Alors même que j’avais décidé de ne plus chercher la rate, et que le deuil devient plus dur, une pâte venue de Chine m’adresse un signe ». Il y a une autre occurrence de « rate » (cette fois-ci, il s’agit du verbe rater, conjugué), page 26. Subtilité des homophonies ! Rater la gelée (d’azeroles) ? Rater son texte ? Rater mieux (Beckett) ? L’insistance de ce signifiant fait sens.
« La gelée est transitoire » (page 27). Et l’écriture ? Aussi. Les écrits restent ? Allons donc !
Je note une dernière phrase parce que je la trouve jolie (ce n’est pas un défaut) : « Dans un vase, un bouquet de fleurs, à force de rester dans l’eau, s’y décompose et transforme le genre de vase » (page 30). Oh, et puis encore celle-ci, la dernière du livre, pour la route : « Enfin, debout, le bras gauche négligemment relevé, le troisième homme donne son ventre à voir, la main posée sur le crâne » (page 54).
Il me faut revenir pour finir sur la qualité particulière des « blancs séparateurs » dont j’ai parlé plus haut. Ils n’ont rien à voir avec le blanc blanchotien (ou tout autre adjectif qui se rapproche de ce lien-là), je veux dire le blanc de la « poésie blanche ». Il a quelque chose d’abrupt, de coupant ; il me fait penser à une scansion, telle qu’elle se pratique dans une analyse lacanienne. Angoisse et désir s’y nouent, sans solution de continuité.