Irréparable d’Olivier Cadiot par Jean-Marc Baillieu
En 1988, L’Art poétic’ d’Olivier Cadiot (1956) était publié par les éditions P.O.L qui le rééditent en poche cette année. Depuis 35 ans, O. Cadiot a élargi son audience via une quinzaine d’opus, non pas des « ouvrages fous et drôles » comme les réduit un « grand quotidien du soir » autrefois sérieux, mais plutôt « des formes ludiques, fictionnelles, réflexives, esthétiques » comme les qualifie plus justement Johan Faerber sur le site Diacritik. O.C. a ainsi multiplié les prototypes : revue, roman, essai, livret d’opéra, chanson et traduction, sans oublier le théâtre : collaboration de longue date avec L. Lagarde et L. Poitrenaux, Avignon avec T. Ostermeier, Shakespeare avec la Comédie-Française, autant écrire un savoir-faire avéré en la matière.
Irréparable est destiné à être mis en scène, représenté à l’automne prochain à Paris sous la gouverne du Bernois Christoph Marthaler à qui l’ouvrage est nommément dédié. Mais on peut le lire sans passer par la case théâtre. Sous un format de carte postale, 36 pages de texte, guère plus de 500 signes et espaces par page (un tiers d’un roman courant), agencées en 72 paragraphes (de 7 lignes en moyenne), 12 monolignes et 72 lignes blanches pour séparer et ainsi rythmer impeccablement l’écrit. C’est un monologue : «Une femme parle et un homme se tait » est-il indiqué en quatrième de couverture. La narratrice passe du « je » au « on », et d’autres pronoms participent aussi à la variété d’un discours fluide qui passe du réel de la réalité, à l’imaginaire, à l’imagination même. Des échos et des clins d’œil (Robinson, Shakespeare, Lamartine entre autres), des traits d’humour et des cocasseries feront probablement mouche auprès d’un public de théâtre. Cela ponctue judicieusement sans enlever rien au fond tragique de l’affaire. L’héroïne est terriblement seule, esseulée, isolée dans une maison à la campagne, où ne passe quotidienne que la postière. « Je vais enfin me dire la vérité » croit-elle, mais elle tergiverse sachant que « c’est une destinée de ne pas savoir réparer »: « on ne peut pas tenir un garage dans ces conditions », d’autant que les éléments lui sont hostiles, dont cette rivière où elle craint de nager seule. Obsédante est la question de fond : «Lui que j’aimais tant. Pourquoi il se tait ? » Oui, il y a bien un « petit oiseau qui bavarde et dialogue dans (son) cerveau » et elle en est terriblement consciente : « Regarde-toi, tu parles toute seule. »
On ne peut pas écrire un tel texte à 30 ans, voire à 40, même auteur (un peu à l’emporte-pièce) d’une trentaine d’ouvrages et récemment décrété Chevalier des Arts et Lettres. Non. Irréparable, dans sa justesse de fond et de forme, dans son impeccable concision, est un texte de la maturité, celle d’une vie déjà bien accomplie, celle d’un savoir-faire issu d’années d’écriture balisées par les livres différents et marquants, un trajet non dénué à sa façon de traces d’autobiographie. Qui plus est, relever la suite des incipits de paragraphes, celle des monolignes, celle des « je » ou des mots en italiques, aide à révéler, à montrer à quel point Irréparable a cette qualité rare d’être un livre ouvert à la diversité du lectorat, des imaginaires, des écoutes, tout en laissant l’auteur mener l’attelage à son gré et triompher en faisant court. Faire aussi bien, aussi fort en aussi peu de lignes, de pages, voilà l’exploit !