OSE HANNA par Jean-Marc Baillieu

Les Parutions

06 déc.
2019

OSE HANNA par Jean-Marc Baillieu

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«  … Argent éclaire, dans les récits qui le composent, l’ensemble des déterminations économiques et sociales de l’activité poétique » : « …l’ensemble… », rien que ça, vous avez bien lu dans cet extrait du texte de présentation du livre Argent de Christophe Hanna paru en août 2018 aux éditions Amsterdam (264 pages, 20 €), un « poème » selon son ambitieux auteur composé à partir d’une enquête, un questionnaire proposé à un panel plus ou moins impliqué dans le microcosme de la poésie (franco-)française par l’auteur (le talentueux « rédacteur » ?) par ailleurs enseignant dont on apprend qu’il dirige la collection de théorie littéraire «  Forbidden Beach » (l’anglais  c’est chic) aux éditions Questions théoriques.

Un tel ouvrage est plutôt malin car, comme pour un film, on peut en faire intervenir les acteurs (ou participants) pour sa promotion. On imagine difficilement ces participants (dont l’ego est peu ou prou flatté d’avoir été choisi pour devenir personnages du dit « poème ») le critiquer négativement. Certains interviewés ont donc participé franco (pas d’auto-questionnement « déontologique » apparemment) à la promotion de l’ouvrage en écrivant tout le bien qu’ils en pensent : Nathalie Quintane sur Sitaudis (où Bertrand Verdier en a également rendu compte) et Sylvain Courtoux pour libr-critique. Soyons juste, des non-participants ont également promu l’ouvrage : Mathieu Lindon dans un supplément Livres de Libération, ainsi qu’entre autres  Médiapart et Les Inrockuptibles.

Donc bienveillance critique élargie qui a probablement généré des ventes et un peu promu son auteur comme spécialiste du thème de l’argent, ainsi fut-il interviewé pour un dossier L’argent, maître invisible de la revue Esprit (juillet-août 2019). Et là, écrivons nettement que le poète dérape un peu ou n’est pas à la hauteur car il semble avoir finalement assez peu potassé l’affaire, au moins sur un plan théorique, même si avec aplomb il affirme que les économistes ne se sont pas intéressés au sujet ! S’il est vrai qu’il n’y a pas de cours proprement dit d’argent pendant le cursus universitaire d’économie, « la monnaie » donne lieu à un semestre minimum de cours basique sans parler des spécialisations ultérieures relatives aux revenus et aux finances par exemple. S’il avait un peu creusé son sujet, C. Hanna ne proférerait pas ce type de contre-vérité, sachant que la monnaie c’est (selon K. Marx qu’il semble priser) « l’argent en tant que moyen de circulation » (Œuvres complètes, éd. Dietz, XXIX, 316), que le mot « argent » (Geld) donne lieu à plus d’une page d’occurrences dans le Vocabulaire du marxisme de G. Békerman (PUF, 1981), et ce sans évoquer les nombreux théoriciens non marxiens qui se sont penchés sur le sujet. Notons aussi que le terme d’argent est issu de « monnaie d’argent » comme on disait aussi « monnaie d’or » au XIXème, les deux mots s’étant avec le temps (et par métonymie ?) réduit à argent et à or, motifs du concept plus général de monnaie pour les économistes.

C. Hanna n’est en rien compétent pour disserter sérieusement sur l’argent, et son poème, aussi malin et ambitieux soit-il , ne peut, ne saurait éclairer « l’ensemble des déterminations économiques et sociales de l’activité poétique » : s’il est prouesse louable (et louée) d’écriture, il n’est pas fiable dans sa volonté de généralisation quand il mène par exemple à comparer le revenu moyen d’un petit échantillon subjectif lié à la poésie au revenu moyen de l’ensemble des Français ce qui entraîne S. Courtoux à écrire que les acteurs de la poésie sont sous le seuil de pauvreté des Français… Comment peut-on vouloir comparer un échantillon aléatoire très limité à une statistique établie scientifiquement sur des dizaines de milliers de données par un organisme spécialisé ? On frise la malhonnêteté intellectuelle, même via un diagramme trompeur (répartition des revenus du panel). Sans parler de l’idée de base qui consiste à nommer les intervenants par leur prénom suivi du montant de leur revenu mensuel (idée proche de la soi-disant pratique étatsunienne de se présenter en énonçant son revenu annuel). Et quel revenu mensuel, daté de quand, puisque l’un des participants (de grande notoriété) est décédé en 2004 ? Quant au plan méthodologique, c’est aussi balayable car (par exemple) toucher l’équivalent d’un SMIC diffère si on est propriétaire ou locataire de son logement, voire de résidences secondaires et autres biens mobiliers et financiers (ben oui, même chez des poètes) qui n’apparaissent pas forcément dans le revenu mensuel : cela biaise d’emblée l’éventuelle comparaison.

Nathalie Heinich avait sur le sujet mené l’enquête avant l’an 2000 à la demande du C.N.L. et d’autres travaux sociologiques (ENS-Lyon) ont depuis évoqué l’affaire. Ces enquêtes sont autrement sérieuses que celle si peu anonyme de C. Hanna qui a de plus un caractère intrusif, voire un tantinet attentatoire à la vie privée (cf. comment S. Courtoux s’empare et se délecte de certains détails people). Et si la direction des impôts ou les ex-Renseignements Généraux enquêtaient aussi pour ficher, on ne doute pas que le projet de C. Hanna est dans et par ce livre avant tout poétique, curieuse conception ou pratique cependant dont on ne saurait en aucun cas être jaloux (ou jalouse pour citer Mallarmé). « C’est pas un peu malsain même comme démarche ? » me demandait un tiers, « Non, c’est poétique et ça se veut ancré/encré dans le réel, un certain réel mon gars » lui répondis-je. Ainsi nous quittâmes-nous, non sans avoir vidé puis réglé en espèces nos verres (respectifs) et en concluant que si C. Hanna fait preuve d’une certaine originalité dans son parcours de scripteur, on ne saurait se fier à lui pour réfléchir L’Argent de la poésie, si ce n’est sur un plan avant tout anecdotique et/ou poétique, d’où se pose peut-être la question de son invitation à s’exprimer dans un dossier voulu sérieux par une revue réputée d’envergure.

 

 

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