DE L'HONNÊTETÉ ÉDITORIALE : SHI JING par exemple par Jean-Marc Baillieu
Shi jing - C’est le Classique des poèmes ou Livre des odes, un ensemble de 305 chants, chansons (gè) recueillis du temps de maître Kong, Confucius (VII e siècle avant notre ère). Le sinologue Marcel Granet (1884-1940) nous y ouvrit en 1919 avec Fêtes et chansons anciennes de la Chine (éd. Leroux, Paris, rééd. Albin Michel 1982) et en 1954, Ezra Pound en donna une version en anglais The Classic Anthology defined by Confucius (Harvard Univ. Press) aujourd’hui excellemment traduite par Jean-Paul Auxeméry aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. E. Pound n’était pas expert en langue chinoise, mais il a su proposer une version traduite non dénuée de qualités selon Pierre Ryckmans (alias Simon Leys).
Griefs - Si l’on suit Qian Zhongshu dans Le poète et ses griefs (in Cinq essais de poétique, trad. Nicolas Chapuis, C. Bourgois éd., 1987) : « La Grande Préface du Classique de la poésie ne penche pour aucun « motif mélodique » en particulier : « En temps de paix, les motifs mélodiques sont paisibles et joyeux…, en temps de guerre, ils expriment les griefs et la colère…, en temps de décadence, ils deviennent tristes et contemplatifs… ». Pour maître Kong : « La poésie peut servir à stimuler la conscience, à aiguiser l’observation critique, à se comporter en société et à exprimer correctement ses griefs » (Lun-yu, chapitre Yang-huo). En dépit des apparences, il semblerait que des chants de louange du Classique de la poésie soient des satires déguisées, l’éloge du passé permettant de manifester sa réprobation du présent, et pour Sima Qian (et quelques autres dont Zhong Rong), le Classique… serait surtout un recueil de griefs. « Shi bi qiong er hou gong » : la détresse, la frustration, le tourment, la souffrance seraient propices à la création poétique, d’où cet écho à F. Nietzsche : « Der Schmerz macht Huhner und Dichter gackern. » : « La souffrance fait caqueter la pondeuse et le poète. » (in Also sprach Zarathustra, Ainsi parlait Zarathoustra).
Traduction d’absences – Poèmes post-calligraphiés destinés à la voix (dire, chanter d’où rythme, mélodie), vers majoritairement quadrisyllabiques et nombre variable de strophes, chinois archaïque dont la reconstitution est multiplement aléatoire, notamment pour la prononciation, d’où souvent une solution de transcription en pinyin, état de langue contemporain et officiel « qui note une variété de mandarin pékinois » (Maurice Coyaud,Les Belles Lettres, 1997) : on y perd la moitié des tons (4 au lieu de 8) mais comme la prononciation d’époque est grandement hypothétique... Rappelons aussi que « dans la poésie chinoise, le temps du verbe n’est jamais indiqué, le genre et le nombre grammatical n’existe pas » sans parler du sujet « rarement indiqué » (M. Coyaud), traductions d’absences donc… Quatre parties : des chansons populaires (guo feng) de divers royaumes de la vallée du fleuve Jaune, des chants rituels pour les réceptions des cours seigneuriales (da ya et xiao ya), des hymnes pour honorer les ancêtres (song) : la poésie ici donne forme, traduit l’esprit des rites si importants en Chine puisqu’ils règlent la sérénité des relations humaines. Maître Kong, à qui est attribué le Classique…, « considérait la poésie d’un point de vue moral et pragmatique » et un mot d’ordre justifie l’ouvrage : « avoir des intentions droites », comme le signale Jacques Pimpaneau (éd. Ph. Picquier, 2004) qui note qu’ « Etant un Classique et devant être appris par cœur par les apprentis lettrés, ce recueil eut une grande influence sur la poésie ultérieure. », d’où son caractère incontournable pour qui s’y intéresse.
49 poèmes sur 305 – Que penser alors d’un volume Folio bilingue de 158 pages intitulé : « Anonyme, Le Classique des Poèmes, Shijing » dont Rémi Mathieu, le traducteur précise en page 9 : « on présente ci-après un choix de poésies qui fait la part belle à la première section de l’œuvre (…) le tout représente environ un sixième de l’ensemble du recueil », soit 49 poèmes sur 305, mention absente de la couverture et de la courte présentation en 4ème de couverture ? Sur un plan éditorial, c’est à tout le moins une négligence ou plutôt une ambiguité entretenue, voire une présomption de tromperie sur la marchandise pour le client qui ignorerait la taille initiale du dit Shijing. Et si on peut se réjouir que les chants retenus soient présentés en chinois, avec transcription pinyin et traduction en français (accent mis sur les rythmes et les sons), ce qui donne une idée du poème comme « signe, son et sens », on regrettera l’absence de la numérotation usuelle de ces « poésies », sans parler des inutiles notes trop exsangues ou étiques (au choix). En tout cas, la mention, « extraits », « un choix » ou « florilège » dès la couverture n’aurait nullement été inutile, même entre parenthèses.
PS
Dans une lettre du 19 décembre 2019, le service éditorial Folio bilingue nous a fait savoir que « l’absence de la mention ‘Extraits’ sur la quatrième de couverture » découle « d’un simple et malencontreux oubli » auquel il sera remédié « lorsque l’ouvrage sera réimprimé ».
Ezra Pound, Che-King, Anthologie classique définie par Confucius, traduction d’Auxéméy, éd. Pierre-Guillaume de Roux, nov. 2019, 480 p., 28 €
Anonyme, Le Classique des Poèmes, Shijing, traduction de Rémi Mathieu, éd. Gallimard, Folio bilingue, oct. 2019, 158 p., 8,20 €