J'ai connu le corps de ma mère de Gladys Brégeon par Christophe Stolowicki

Les Parutions

15 nov.
2019

J'ai connu le corps de ma mère de Gladys Brégeon par Christophe Stolowicki

 

Venu à poésie le transgressif nouveau, de connaissance consubstantielle, celle qui renvoie la biblique aux vieilles lunes. Sur le vide hérité de mère en fille sur trois (au moins) générations, bat une « Pupille // À ciel ouvert », ce ciel de terre, le bleu du ciel.

 

« Je suis // Je me souviens /// Nous sommes », ou l’ouverture de la symphonie du vide et du trop-plein, celui que condense, que resserre, qu’accomplit le poème alors que sur divan on l’évacue. « Chambre 1081 / -dys 81 » où dysfonctionnent, duodécimaux sur des décennies, de février en février naissance et mort et accident mortel, par coïncidences non fortuites que draine le « glas » à ceux pour qui il résonne. Et syllabe finale du prénom de l’auteure.

 

La poésie ici de pure prose psychanalytique, dégraissée de concepts. « Les enfances […] //// Retrouvées dans les chiffres / Perdues dans les Noms […] Le seul Nom / Février / Miroir des mères / Lettres du nombre / D’œils du zéro ». Le nombre ici n’est pas d’or mais d’ordinaire ordure, et d’orpiment, ce pigment, ce pig ment entre le jaune et l’orangé. Le deuil prospère « de séparation des corps ».

 

L’intimité mère-fille n’a pas d’équivalent pour l’homme que l’inceste déporte. « Je sais au goût du beurre si elle a petit-déjeuné ou non / […]  Je sais le petit temps aux toilettes en robe de chambre / […] Je connais son odeur / Eau du soir / Et de tous les matins ». Le dépouillement du poème en tous ses blancs, les généreuses pages blanches de la plaquette sertie de noir abrègent occultent le mot à maux, ceux qui de mère en fille disent l’absence d’homme. 

 

« Le vertige est un baume / Un baume qui me tient dans ses bras comme une enfant » – un baume, pas un homme.

 

« Je ne sais pas si je dois y aller / Je ne sais pas si je peux être seule / Si nous pouvons être trois […] / / Je ne sais pas si je peux être / Assise à la grande table / Avec mes semblables […] /// Je ne sais pas » – l’anaphorique antienne, d’inconnaissance enfin advenue, tienne et mienne, disjoint les fusionnelles part d’ombre et part d’ « arbre » soi, en l’arborescence neuve de l’entre-deux soi.

 

Il lui est donné de recevoir en partage ce qui n’est refusé à personne mais rarement transmis (« Elle n’arrive pas à parler / Mais elle comprend // Elle a dit / Laisse-moi mourir […] // Ce n’est pas sûr qu’elle me reconnaisse ») – un froment de deuil de pure ivraie quand la faux, atout faux, rebat les cartes. « Nous sommes seules // Tu me dis de m’approcher //// Au creux de l’oreille / Tu me dis // Que je ne suis pas belle ».

 

« Nous être / Nous étrons / Nous sommes » la somme des conjugaisons, l’heaume à heaume qui nous garde d’homme, mère gardez-vous amont, gardez-vous ubac.

 

« Tu es froide […] // Ton corps est déjà recouvert par ce hâle qui t’éloigne ». 

 

Hommage à « Son port de tête / Son menton / Sa bouche / Ses façons de regarder avec ses lunettes […] / Son ruisseau de bonheur ». Évocation de « Ces douches qu’elle prenait en toute hâte à peine assise au fond de la baignoire vide et froide // Sa difficulté à rentrer dans la mer / Sa difficulté à parler d’elle / Sa difficulté à mourir ». Décanté le flux d’humeurs, le deuil prend corps en ses impasses, ses départementales, son humble voie royale.   

 

 

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