Jonas ou l’extinction de l’attente, de Jean-Louis Poitevin par Christophe Stolowicki
Secouant le lecteur pétri de son souffle – le lecteur qui résiste comme Jonas à Dieu. L’emportant, l’expulsant du ventre du poisson géant qui se réduit aux proportions d’une baleine de corset, de corsé, et s’étend comme big bang d’une matrice. Le reprenant d’une alternance de phrases brèves hachées à mitraille, télégraphiques, frisant le cynisme, et de périodes d’une éloquence d’oiseau-lyre rétractée à des soubresauts joueurs. Simultanément poème, essai, roman, voire polar métaphysique dont se dissipe le suspens en extinction de l’attente ; si étroitement imbriqués intriqués que la péroraison, en un embrasement d’apaisement final, démultiplie en une même phrase arguments et métaphores, comme l’intrigue de verset en verset les derniers épisodes. Essai-poème réparant les dissertations que nous inflige l’industrie du livre.
Sujet, objet, matrice : la Parole, calibrée par le souffle en numérotés versets de pure prose, pur poème, de seize lignes en moyenne, format et tempo tenus sur le long cours par une tension de suspens dépendu ; « sa voix [...] cette basse continue qui suinte du moyeu du charroi qui l’entraîne ».
Sujet, prétexte, un passage modéré de la Bible dont le chargé de mission, ancêtre des missionnaires, se dérobe à porter à Ninive la prophétie dont l’a chargé l’Éternel son Dieu, et après l’intermède célèbre dont se régalent les « petits herméneutes à la sauce piment » que dénonce Jean-Louis Poitevin, retourne à la grand ville sur les ruines de laquelle est bâtie l’actuelle Mossoul accomplir son devoir (celui des journalistes de guerre dans ce Moyen-Orient où l’on est si facilement pris en otage) – reprochant à Dieu son indulgence. Cela en adaptation non cinématographique ni télévisuelle, « road-movie » bulle en tête affrontant l’écran-roi démultiplié par Internet – Moïse, Bossuet, Fénelon, Péguy opposables à l’islamisme.
Roman à deux personnages, le narrateur et Dieu, dont alternent les voix, comparse la « fille à matelots » qui d’amour vigilant suit le « trafiquant d’armes » de port en port. Il faut attendre la fin pour qu’en extinction du suspens les voix se confondent : « ma voix dans la sienne [dit Dieu] mêlée de sirops expansifs en quête d’une accréditation par les faits ».
Nous sommes le nombrilisme, le narcissisme de Dieu qui « recondui[t] notre faiblesse comme troupeau à l’étable, et singe à ses singeries ». Mais des lois lui échappent celles qui « désarriment l’image du bord coupant des choses ».
À « salve[s] de l’hésitation », une profération au long cours, l’anaphore épistrophe filant son tempo à trois battements du sang, en déclinaison à trois personnes qui ne sont pas trinité : « Même si tu ne les juges pas, tu ne veux pas les changer. Tu y perdrais trop. Même si tu ne nous juges pas, tu ne nous changeras pas. Même si tu ne veux pas me changer, tu ne me changera pas » ; « on continue de piocher, mots malades, mots maladies, sentences de mort, et à se les inoculer comme viatique ».
Non, sa voix ne fera pas tomber les murailles de Jéricho ni de Ninive, mais lâcher les résistances en son ventre au pardon et à l’amour, en un de profundis clamavi d’immarcescible antienne autrement prégnant que la psychanalyse devenue « marque d’une mémoire morte sur le palimpseste d’un oubli malade ». Il suffit d’une femme « éprise de sa pupille diffractant l’asile du cœur dans la voie lactée ». Soi « sillage brûlé dans un ventre incendié » ; « avec au cœur, diastole d’avant la première diastole, mouvement déjà, un geste qui déclare : point n’adviendrai » ; « le deux […] onde protectrice, maison mentale, grotte affective où jamais il n’y a besoin de miroir puisque jamais ne s’estompe la vibration du sillage interstitiel » – la condamnation de Narcisse, lequel a bon dos, héritage chrétien ou psychanalytique ?
Et, devant la solitude, l’évidence insupportable « trop d’hommes désormais », à l’encontre de la parole biblique Croissez et multipliez.
Ou, quand tout est « passé au brou de noix, repeint à la suie, vaporisé à la poussière d’ennui, comme sont passés au noir d’encre les faux pas érigés en ratures sur les pages du silence », un Vanité des vanités dont le prosaïsme tragique est magnifié jusqu’au psaume « avant de retomber, semences vaines, en cataractes incendiées sur les paupières des vivants. » Un Vanité des vanités épandu « sur l’infini, cette courbure que fait la grande nappe à plis du temps qui ne passe pas », « dans la prière des rafales » rétractant la Genèse en big bang.