le rêve d'hokusai de Jean-Paul Andrieux par Christophe Stolowicki
En deux cahiers non brochés que coffre d’un geste élémentaire un élégant rabat – alternent avec éclectisme poèmes et images sur les brisées testamentaires d’Hokusai (1760 – 1849).
Les grands peintres – Matisse, Balthus – ne se piquent pas de poésie. Matisse n’a que couleur et forme en tête, ce qu’il en dit est lumineux pour les poètes. Hokusai, le maître de l’estampe, n’a vécu, n’aura vécu que pour le dessin. À soixante-quinze ans il écrit, en postface des Cent vues du mont Fuji, le texte bien connu reproduit ici en postface aussi, sans plus de prétention poétique. Modeste, lucide, fier, de présomption joueuse, récapitulatif et testamentaire sous des dehors prospectifs. Non ce n’est pas trop long une vie humaine, juste assez pour s’accomplir.
Les poèmes de Jean-Paul Andrieux, tautologiques comme (n’est pas) le Temps, rendent du Temps, de l’espace-temps vécu comme aux seuls peintres il est donné de le vivre, de le rendre – ce qu’Hokusai a happé et affiche, d’exaltation salubre. Les humeurs organiques de Marc Bergère, encrées de rouge ou de bleu vifs, s’épandent et se condensent à l’encontre de l’art de l’estampe d’Hokusai pour mieux l’explorer.
Depuis l’âge de six ans, écrit-il, j’avais la manie de dessiner la forme des objets, ce qu’Andrieux paraphrase en ces vers : « Avant l’âge de six ans, / Hokusai n’a pas de manie, / Il dessine peut-être, mais ce n’est pas encore une manie. / Sans manie, pas d’existence », et que Bergère illustre de six taches d’un noir taupé virant au canard, détourées que prolongent trois filaments. Au poème qui s’ensuit, Jean-Paul Andrieux précise qu’« Il s’agit de la manie de dessiner, / la plus humble, / la plus modeste, / l’ukiyo-e », ou image du monde flottant, encore que Wikipédia classe dans ce mouvement, né aux environs de 1620, La Grande Vague de Kanagawa, le chef d’œuvre le plus célèbre d’Hokusai, daté de 1830 ou 1831, à sa pleine tardive maturité. La paraphrase, comme la vague géante qui semble retomber sur le mont Fuji au loin, se mord la queue au sang. Marc Bergère suggère en regard un départ de spirale virant au rouge, envers de la vague cannibale qui ne l’a pas lâché. À la double page suivante, centrale de ce cahier, deux poèmes de part et d’autre soulignent la modestie d’Hokusai, qui « ne compte pour rien / […] ce qu’il a produit / […] de l’âge de six ans / […] à l’âge de soixante-dix ans » (« temps de l’apprentissage, / […] apprentissage du temps »). Dans l’entre-deux poèmes, à cheval sur la double page, coule d’abondance une encre taupe clair dont se détachent trois filaments en queue de rat et que relèvent des éclaboussures de bleu royal. Le Temps se colore en espace-temps.
Mais entre l’alentissement du poète et la virulence laquée du peintre, quid du rêve ? « À l’âge de soixante-treize ans,/ Hokusai comprend la structure / de la nature vraie, / des animaux, / des herbes, / des arbres, / des oiseaux, / des poissons, / des insectes. » En regard une peinture, tout hérissée de filaments, inscrit sous une fenêtre un œil. Qui rêve ? Nous, lecteur, visionneur, pas le peintre japonais.
Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait encore plus de progrès ; à quatre-vingt-dix ans, je pénétrerai le mystère des choses […] et quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant – prévoit-il prosaïque, uchronique, provocant, plutôt que rêveur. Autrement dit : ayant « commencé / à la forme des choses, / […] Il finira au fond des choses, / à leur mystère », tant et si bien qu’ « au moment de la mort, / tout sera vivant. »
En regard Marc Bergère convulse forme et mouvement pour de son pinceau tout en saillies qui se carmine d’ocre orangé en mauve, rêver en couleur.