Le Roi de la sueur, de Aldo Qureshi par Christophe Stolowicki
Depuis longtemps déjà la poésie est inadmissible. Avec son entrée fracassante (Made in Eden, 2018) dans le ghetto des poètes, Aldo Qureshi passe outre allègrement à l’interdit de Denis Roche. Dans La nuit de la graisse (2019), en réplique à tout ce qui l’agresse il délivre des lettres de grâce au gras double. Roi de la sueur, c’est notre sécrétion fondamentale (« c’est à ce moment-là / que ma mère décide de prendre son fils en flagrant délit de / transpiration solitaire ») que franc de collier étrangleur il répand, de floculation intempestive ; son humour montant d’un cran encore de totodérision moins buccale que laryngée, anale mais au pal mais opale parmi les émeraudes qu’on aime voir rôder. Entre « le milkshake de cystite et son craquelin d’herpès » et « le velouté de mycose et son chancre meringué », un régal, l’amertume goûteuse d’un grand cru de sanie.
La tige de la fleur de couverture d’Angèle Soposki est de loin un squelette rongé. Par la sueur, on imagine. De près, une ravissante nymphe sérielle.
Par l’intercession d’Aldo les produits de grande consommation (« Ajax vitres », « les sandales Arena », « la décapeuse / thermique Black & Decker à 350 euros ») ont leurs entrées gratuites dans le poème, il a la Muse familière de HLM et de supermarché, de l’emploi non qualifié et de ses conseillers d’orientation, de la misère contemporaine en tous les débris de langue de sa déchetterie, du malheur d’enfance qu’on traîne jusqu’en « Ehpad ».
À son père : « Bon, de quoi es-tu mort ? / J’ai perdu mon temps, avait-il dit, / et il avait retiré le sparadrap pour me montrer la brèche. / Une plaie délavée, presque laiteuse, / et qui descendait jusqu’aux organes ».
Courant un steeple-chase d’inventivité giclante, débordante de trouvailles insoutenables, Aldo Qureshi a la parabole cynique, au sens étymologique de caniculaire. Elle sue le cagnard sexuel, « la glande à venin », « les lois de la poche à fiel ». Les mots pis que crus, crucifiés. Ou « le culte de l’huître bleue ».
Dans « la rongeurisation », où « on avait fini par mettre mon père dans une cage. / Parce qu’il s’était mis à rétrécir et à se couvrir de poils », Kafka n’est pas nommé mais pas loin. On retrouve le père « agriffé dans [le] dos [sa femme] / Il ne mesurait plus qu’une dizaine de centimètres, / mais ses pupilles luisantes, ses yeux oranges trahissaient / une charge mentale beaucoup plus grande / que son petit corps de rat ».
Il y a une ou deux générations, Le roi de la sueur était bête et méchant et se faisait Hara-kiri, l’ancêtre de Charlie Hebdo. Courteline, comme tout écrivain digne de ce nom en son siècle, avait tâté de la poésie avant de devenir l’humoriste célèbre. La plupart des grands acteurs comiques recherchent des rôles à contre-emploi. Même si l’écriture a ses fidélités davantage que la grimace, Aldo Qureshi nous fait tâter ici, pari tenu, un peu de l’insoutenable viscosité de l’être, n’en déplaise à Kundera.