Mémoire cash, de Jean-Jacques Nuel par Christophe Stolowicki
Quand « à la station-service / automatique / […] tu fais le plein » de précarité, l’amertume douce sonne juste à l’horloge des mots délivrés cash. La partie de cache-cache sonne la fin d’aparté. Les mots du quotidien, par la grâce de la poésie contemporaine, graillonnent grisaillent.
Au temps du cash dématérialisé. Crypto-monnaie, le Temps.
Oui, « tu ne comptes plus / ceux qui sont venus / après toi et repartis avant », je me faisais la même réflexion. Parmi eux de nombreux poètes, davantage peut-être qu’en dispense la longévité générale accrue. Éclaireurs sur le front du verbe et de l’être, ils ne doivent pas relever de la bonne tranche.
Ou le retour sur le tard à la poésie en vers d’un poète ayant écrit beaucoup de proses : le reflux de cours moyen de qui jamais ne s’est représenté en large fleuve mais insinue ses ruisselets jusqu’au rendu le plus juste et juste à temps (« 68 ballets ») pour imprimer l’irremplaçable couleur de qui ne croit pas comme Gide être le plus irremplaçable des êtres. À qui il « arrive de penser / que je suis / surnuméraire ».
Rien ne sert d’être modeste, on est pris au mot.
Ce qui prédomine, comme toujours chez Nuel, est l’humour. Mais renforcé de tout le pouvoir de la poésie contemporaine, seule apte, par ses saccades et ses chutes, à rendre notre vie dans tout son prosaïsme (Flaubert avec Bouvard et Pécuchet une prise de toboggan). Le désuet, le dérisoire, à taquet d’essentiel. Tel « Un amour infini // chez le bouquiniste / de la rue des Arcades // un livre à la couverture / démodée défraîchie d’un auteur / inconnu // un roman au titre / banal Un amour infini / qui passa inaperçu / à sa sortie // mis sur le marché / selon le copyright / en 1987 / au prix TTC de 120 francs // un des rares exemplaires / échappé au pilon / échoué / dans un bac / 250 grammes de papier / de colle et d’encre / le poids même d’un cœur / soldé pour 50 centimes / d’euro // et qui même à ce prix / ne trouve pas / preneur ». Implacablement exhaustif.
Humour – non désabusé car rien ne l’a abusé jamais. Aussi concis qu’étendu – à peu de jalons près étalonnage du vide. Celui affiché de sa vie, bien remplie de riens. Le rien – d’aimer en pure perte son prochain, son lointain, celui entre deux ô ne lui répliquant rien. Vanité des vanités – d’élever la voix pour le constat.
« Tu t’aperçois que le sachet de raisins secs était / Refermable / une fois que tu l’as éventré / en tirant sur les bords / de toutes tes forces / que son contenu s’est répandu / sur la table et sur le sol / […] c’est tout toi / cette manie de ne pas lire / les notices les mises en garde les avertissements / de ne pas écouter les gens / de ne pas prendre ton temps / avant d’agir / inconsidérément » – prendrait-on au sérieux un poète qui lit les notices d’emploi ?
Car « tu attends / depuis longtemps l’autobus / du retour // celui qui ne roule / qu’en marche /arrière // car tout au bout / de l’aller la route / n’est pas assez large / pour permettre au véhicule / d’effectuer un demi / tour ». Et l’on ne peut que rendre hommage à Nuel qui « conduit l’œil / rivé / sur son rétroviseur / central et sur les deux rétros / latéraux », la marche arrière qui a peut-être rétréci sa vie s’est enfin enclenchée, tout en rejets de prose et en enjambements prosaïques ; « il recule avec dextérité / c’est un as / un virtuose du volant » qui brasse à présent à menus propos un volant d’affaires de poésie le rapprochant des grands.