Mon Zagreb de Jean de Breyne par Christophe Stolowicki
Croates et Allemands, en chiens de faïence. Oustachis et Serbes, acerbes sur fond pierreux. Sans controverse ni rime tierce Perses et Templiers se tournant le dos. Sur Zagreb écrasée d’Histoire, Jean de Breyne, qui y a établi des quartiers d’hiver et de toute saison, pose un regard chargé d’Histoire. Tito tic taque dans quelques vitrines encore yougoslaves quand la plupart font déferler un consumérisme à tout va. Comme il est des peintres du Temps (je pense à Balthus), Jean de Breyne en est ici le photographe. Il faut s’imprégner de ce livre très lentement.
Photographe de poésie visuelle, mouvement dont l’apogée se situe dans sa jeunesse – davantage cependant visionneur embusqué dans son multiple soi, voyeur pourvoyeur de matière à réflexion : ombres et pénombre, reflets et transparences, « chenille » (Marko Pogacar) des lumières du tramway, miroirs d’eau, bassins bétonnés et rivière urbaine, bennes de souvenirs. Photographe moins peut-être de prise de vue que de butin intime. Photographe poète de prise de vie à vie de l’amour de sa vie dont il a adopté la langue – publiés de lui deux livres de poèmes chez un éditeur croate.
« Sœur, ô ma sœur [penchée à la haute fenêtre d’une noble façade], vois-tu les ombres en chemises brunes ? Elles rôdent entre chien et loup. […] Encore et encore les murs de la ville résonnent de leurs pas. » (Evaine Le Calvé Ivicevic)
Ces photographies, la plupart en noir et blanc ou d’un gris saigné à blanc imprégné de couleur – rares celles de vive douce gaîté – ont été prises sur un quart de siècle (la première date de 1992) dans cette ville où Martina Kramer et Jean de Breyne ont un appartement. Nombreux, parmi les poètes et artistes croates de leurs vers ou prose composant les légendes, ceux qui en surlignent le caractère (in)temporel. Tel le sculpteur Dorde Jandric pour qui ce 13 décembre (2013) de voitures et piétons à un insolite passage piétons en fourche, tout en blanc et couleurs grises, image nette et quadrillage au sol que floutent de parallèles indéfinissables traînées – est une date « anniversaire [où] toujours quelqu’un traversera la rue ». Ou Iva Patarcec, de « Tant de pas sont encore dans la neige / tous nos passés se sont entrecroisés / les trajectoires des mouvements anciens forment un réseau / le temps a dessiné ses cartes » commentant l’image d’une route à contre-allées tout en noir très noir et blanc de neige boueuse où un cycliste debout sur ses pédales est comme en arrêt sur le Temps, seules les quatre pattes d’un chien disant le mouvement. « Comme plusieurs temps parallèles » (Boris Greiner). Ou, court-circuitant Proust, « la recherche du temps retrouvé » (Jelena Peric). Ou sve prolazi tout passe, en capitales sur une façade d’un gris fondu au trottoir, dans aucune autre ville au monde on ne rencontre de graffiti « héraclitéen » (Dracen Katunaric) que dépare, belle épaule lumineuse en robe noire, une publicité americana.
Alternent le flou brumeux, le « sfumatique [d’une] transparence assourdie [par] des filtres “naturels”, brouillard ou pluie, jusqu’aux vitres sales des cafés, des tramways ou des vitrines, les rideaux surannés aux fenêtres » (Branco Cegec dans son introduction) et le tranché net, aux limites de la surexposition, de quelques images inondées de soleil ou des lumières urbaines sublimant la nuit. Branco Cegec relève aussi « la pratique de composition […] où domine la proportion 2/3 – 1/3 » et, se référant à Barthes, « le punctum, le détail qui perce du deuxième plan […] qui devient l’endroit central de la photographie. » Tous cadrages et techniques nourrissant une poésie du temps vécu, sourdement vécu.
Le poème liminaire dit La bonté de la ville, la courtoisie chaleureuse des passants qui s’écartent (« Tu te reconnais dans l’espèce », « Aux arrêts du tramway / Tu es plusieurs à attendre / Tu es plusieurs à descendre »). Jean de Breyne déambule jusque tard dans la nuit, avec la tentation de L’Homme des foules d’Edgar Poe, insatiable de son semblable.