Peuplié de Lucie Taïeb par Christophe Stolowicki
Dès les premiers mots nous imprègne un très puissant accent allemand, viscéral, d’une traductrice émotive, en qui l’empreinte s’est invétérée – on devine le murmure d’un roi des aulnes prédateur dans le bruissement des peupliers.
Peuplé d’ajours et peu plié aux mœurs anachroniques, signé « Fredinand » entre « Ferdinand » et « Friedrich », frelon fredaine dont le vol lourd sur la peine coasse assez l’urgence, un long poème court-circuite, dès son résumé « liminaire », tout roman, tout suspens ; gothique éteint, caustique sur la plaie ; « XX » et « XXI » chiffrant l’entre-deux siècles.
Entre Ferdinand, est-il prénom plus français, et Friedrich Nietzsche, est-il plus grand Allemand.
Écrire, ou la dernière urgence, et résurgence de l’homme sans qualités. Il reste au poète, dont l’auteure découvre l’état maladif, deux mois à vivre. C’est répété plié. Dans quelques mots d’allemand, « gern », « fern », se retrempe le français. L’amour ici évoqué est noir, de « ce flux noir qui empoisonne nos veines, rembrunit notre visage et engloutit un sourire », de « ce sang noir qui monte aux lèvres ». Une axiomatique sèche allège le tragique, de toutes les formules (« o = k(aputt) = > o »), («Iic = k(cacahuète) ») qu’en retour d’épistrophe « l’organisme ne […] supporte pas ». De page en page toutefois, d’équation en lemme, l’aporie s’élargit en poème – la raillerie laisse filtrer, monter l’émotion.
À court de lièvre des onomatopées (« olocaracolocaracolo ») courent la gueuse non la prétentaine.
Longtemps surpeuplé, comprimé, bruyant brillant comme un bruant dans la forêt des signes – dans l’exhalaison d’un souffle long retrouvant son temps, son tempo, le poème affiche à présent pleine page, généreuse de blancs, sa mine de papier mâché, mâchonné, dégluti, son espace d’envol. Un jus de chiquenaude résorbe, déploie l’allemand en français, de « suhissitude », « suississitude », hölderliniennes sollicitude, solitude. Le jus épique d’un moi moi moi s’écoule de degré en degré, oblique en « mon nom / mon nom / mon nom », remonte en esprit d’escalier, à courte échelle de Jacob.
À quatre mains fictives d’un couple condamné. En résidence d’écriture de deux mois à vivre (rappel).
D’un lyrisme à cordes cassées net, à la verticale du poème, les trembles à l’amble ici rassemblent leurs sommets, dont peuplent de leurs vers la canopée Ingeborg Bachmann, Friederike Mayröcker et quelques autres, de ses soucis Thomas Bernhard tandis que « ploie le peuplier », qu’au vent des galaxies vacille le roseau pensant son sang, sa « pulpe », pesant son cent d’années, qu’entrés en résistance fluide « merles genévriers […] tremble hêtre charmes […] bouleaux soyers figuiers pin sapin prunelier soyer mélèze érable épicéa » (« soyez ») se murmurent la consigne. Afin « de recueillir la sève la très pure en ta bouche la très vorace [et] de toutes les forces, de toutes les langues de, tous les sursauts [voir] surgir quand rien ne l’annonce et rien ne l’attend, surgir où rien n’était, entre, entre, vois, et ferme les yeux, touche et ferme le poing, frappe et lèche le sang, enfante, jaillis, défaille, enfin non toi, surgir un peuplier. » Tandis que « palpitent » encore quelques pépites du chant de l’amoureuse, lucide sur qui fut son amour, un poète carriériste.