Quand je me deux, de Valérie Rouzeau par Christophe Stolowicki
Quand je me deux (d’un douloir de l’ancien français qui chez Valérie Rouzeau répare le mal d’amour) ;
Écrit dix ans après Pas revoir qui l’a révélée, Quand je me deux (2009), à présent réédité en poche par La Table Ronde où elle a son siège parmi les grands, son bain de siège son bain de pieds, de rimes âme hère dont l’amertume se défait – question :
Pourquoi, comment Valérie Rouzeau est-elle devenue un classique de la poésie contemporaine ?
Parce qu’aussi monosyllabique que duelle.
Parce que « Je fais avec mes mots qui sont les mots des autres / Je vais avec les mots qui sont mes mots des autres », poète de profession et de métier, faite de foi en soi et les autres (1961) – ce titre de l’antipsychiatre poète Ronald Laing.
Parce que « Nous sommes sentimentals comme l’orthographe », par privilège de la poésie.
Parce que sur une ligne de crête que nul ne décrète, à étiage de son bas-fond, elle alterne l’écriture phonétique enfantine (« corniche quelle proue si l’on si juche émue ») comme dans Pas revoir, et l’hautement sophistiquée (ôte m’en l’hôte pour la recevoir à plein).
Parce que la « lourde armoire / étagères chositude / penderie hébétude / Miroir exactitude » dont elle n’a pas hérité fait du bon bois à brûler.
Parce que « Le merle moqueur est un merle du temps des cerises et le mot cœur un gros muscle gymnaste dans toutes les langues » nous rappelle la gageure et la nécessité de traduire de la poésie.
Parce que d’une « Conversation avec petits et grands (parole hybride) à propos de poésie » il ressort que « Je ne connais pas la poésie je crois que c’est quelque chose de joli [visiteuse thérapeute d’hôpital ou de prison ?] mais je connais la pub les grands panneaux avec leurs tropes trop top », m’en rappelant une pour EVIAN sans l’accent aigu qui eût désenchanté le breuvage en boisson de tous les poisons.
Parce que « J’ai perdu les pédales alors je vais à pied […] Mais vous m’en direz tant et vous n’aurez pas tort comme moyen de transport il y a la métaphore » qui fore pour les faibles et les forts un boyau un moyeu un chemin de crêtes et de caroncules.
Parce que « La grand-mère n’est pas l’ensemble des règles à suivre pour parler et écrire correctement une langue la grand-mère a tout bonnement avalé le loup […] à partir de quoi le chaperon rouge se perd et se retrouve dans la grande forêt la grande ville belle et monstrueuse où il sème ses cailloux de fortune qui se transforment en pierres précieuses […] c’est pourquoi le petit Robert a grossi », que la rousse a jauni.
Porteuse d’aimance à fleur de peau – non de chagrin.
Parce que « La petite sœur boude quelque part dans le trèfle à trois feuilles » dont Valérie est l’exception quatre à quatre en quarte. La « mémoîre » plus fléchée fléchie que circonflexe.
« L’estafette peugeot il y pleut encore […] / L’estafette peugeot [celle de son père, poème adressé à son frère] une île en chantier une baleine échouée […] une épave jamais / À la feuille à la plus grande oreille / À nos ongles en deuil / À l’œil : paronomastiques plutôt que paroxystiques ou martelées, ses rimes savantes naissent de la pure émotion.
Le poème monte parfois en chanson, celle de ses aïeules, en ballade ou rondeau dévasté, « parmi les pélicans les grues les pères ubus » parce que toujours de pure émotion.
« Tu ne mens pas tu respires » sa définition de l’amitié.
Traçant « sa feuille de route tangente au labyrinthe », « tête de litote » résolvant mime de rien ses problèmes de « prince qu’on sort », d’un futur improbable fondant tout « l’or et l’ores et déjà », quand « ça crée poisse » se gardant de toute mise en tropes, elle nous imprègne nous leste d’une poésie qu’un jazz pianote, qu’un jazz aboute, qu’un jazz excite, qu’un jazz existe, qu’un jazz exit de tous ses standards.
Le Grand Midi de Nietzsche est son petit minuit à pieds dans la carrière quand nos haines n’y seront plus.
Dix ans après : un deuil accompli comme seule la poésie.