Suites chromatiques de Jacques Sicard par Christophe Stolowicki
Entre la couleur et la musique, « de Louis, agonisant. Et non moins roi » monte le « resserrement annulaire tournant » que l’art du cinématographe détient en propre, la lenteur magique de Visconti ou de Bresson, l’art démodé, modal, modique et impérial dont Jacques Sicard en poésie est le porte-parole, le porte-parabole hantant les salles obscures. D’Albert Serra La mort de Louis XIV sur l’autel du numérique et du resserrement mesquin, modique de l’écran plat est l’ouverture de ce fastueux festival jazz free – la musique de cinéma par excellence.
Jacques Sicard avance à pas de chat, un loup ourlant son regard d’oreille interne plus intrinsèque qu’incisif de Sisyphe dont Versailles m’était conté. Quand « la clarté du son […] s’insinue jusqu’au sein du rauque, perceptible dans l’après-coup comme une ligne d’inconscient », des percussions d’alternance vocalique tranchent irréversiblement dans l’après-coup, l’âpre coût.
J’aime critoème (la contraction est de Christian Désagulier) désignant une chronique de poésie quand le critique est un artiste à hauteur voire à étiage de l’artiste ; et critoème de cinéma quand il multiplie les facettes qu’il fait tourner et scintiller ainsi que le diadème et reprise et retourne les thèmes en un chorus de montagnes russes arasées, lissées, le Portique sublimant le Lycée. De probité sensorielle, sensitive et textuelle, de syntaxe rigoureuse mallarméenne de funambule sur une focale, à qui la complexité vaincue rend son miel – battue d’un ressac de jazz.
Lente dérobade du sens qui d’approximations en paronomases frappe juste aux chutes qui rebiquent comme une plèvre sur la lèvre ou font long feu en s’éloignant, dernière la contrebasse. « L’idéalité n’est pas qu’élégance et vapeur, l’idéalité est un coup de force contre le réel », Mallarmé pas un poète évanescent mais frappeur comme l’esprit, marqueur comme le quatre temps. Tel poème critique ne rebondissant que de tiret en tiret, pour seule ponctuation cet étirement à tire lyre, turlupin de sept lieues, lapereau tiré de son lapin ainsi qu’un chaperon de son appeau, bref. De Serra en Pialat, Pasolini, Murnau, Lynch, Welles, Jarmush, Kechiche, Chan-wook , Kubrick, Minnelli, (Kiyoshi) Kurosawa, Vecchiali, Duras, Rivette, Piavoli, Kaurismäki, Mekas, Hitchcock, Cassavetes, Becker, Bergman, « certaines profondeurs de champ ressembl[a]nt à des dômes couchés par l’émeute », sont égrenés les privilèges du cinéma : plutôt qu’en suites chromatiques, en blue notes d’« acouphène atonal », de « désir apophatique ». « Qui pleure a l’œil dans l’eau / Qui prie a l’âme dans l’oint : qui peine a l’ire dans l’ouïe », en dissection d’un trompe-l’œil. En demi-mesure qui à la coupe pleine mène, démène nos mânes à même nos entames. Tombale de son glamour. Chronophage de musiques, convulsant au long cours la trame d’un récitatif sédatif.
Rêve. Où la peinture des plus doués en l’immatière, Rousseau, Balthus, ne sait que le rendre, où la poésie s’accomplit à le dire, faut à le décrire (dérisoire André Breton), le cinéma d’un cric de trucage, de vrac en braque, à cri à cru l’écrit : de son esperanto, en filaments de charme, à armes égales.
D’écriture très tenue, comme suspendue sur coussins d’air, préservée du maniérisme par une substantifique puissance d’analyse et par les disruptifs écartèlements du free, en grâce d’apesanteur la phrase montant implacable et légère, incisive mouillée ; frisé le didactique, voire le régalien, qu’esquive toujours un beat de décrochage laissant pulser un sang nouveau ; épandu un savoir de l’image de traducteur viscéral du vu en vécu, du tendu délassé en entendu vorace – une poésie d’une originalité farouche dans le paysage contemporain fait pièce au remugle audiovisuel.