Terre ancienne, d’Yves di Manno par Christophe Stolowicki
Versets, chapitres, sourates, chants. Leur semainier, tressé en « archipel ». Dix ans après, leur écho (« on était seul à être tous »). Terre ancienne, qui garde aussi mémoire de Terre sienne (2012), terre antienne, de moins d’enracinement que de circulation intense, taire terre, dit Colomb, cet inventeur d’Amériques. Le souffle long (en largesse, en teneur, aurifère, portant le fer dans l’aplat, se cabrant d’abondance en mesure) qui court dans l’œuvre d’Yves di Manno appelait cette réédition de Célébrations, ouvrage jailli en 1977 dans l’enthousiasme de la découverte de Chronique des indiens Guayaki de Pierre Clastres – suivi de Péninsule (paru en revue en 1987), celle d’un continent perdu, prisonnier, fugitif, retrouvé.
Celle d’un espace-temps enfin vécu, comme seul peut le vivre un poète, un grand demi-siècle après que des physiciens l’eurent théorisé, et quelques décennies avant qu’il n’ait frayé son chemin de crêtes et de hauts fonds (les heures géographiques d’Hortense Raynal, 2021).
Un for extérieur.
« Et ma parole comme une arme, et le son de ces voix qui se tissent et se cardent aux mille larmes des forêts ». Rimbaldiennes « fêtes de la patience, dont le rire est absent ». D’hommes revenus – « Dans quels limbes, quelle étoile, en quel ciel d’autres cieux ? »
Espace-temps auquel donnent accès nos rêves et que maints narrateurs de rêves (Breton, Freud) aplatissent d’un coup de maillet. Seul y entre voie ou voix le travail de l’artiste – les microcosmes ou le trompe l’œil de Dali, la décontextualisation des personnages chez Balthus. Ici, sur la piste amérindienne de nos ascendants au cœur immobile du voyage, le mètre épique ethnographique n’est plus dactyle ni spondée mais le verset, ce que de prose le vers sait narrer, déployer : en une mise en laisses non pas litaniques mais ouvertes, de forme fixe – sept quatrains de prose par page que clôt un monostiche pour reprendre voix ; qui montant en coda, s’effilent en ce monostiche de même denrée, même durée ; que dans un lancinant report, en d’ajourées reprises, lie une syntaxe nouvelle. Récurrente l’inversion, non pas poétique ni interrogative – à quelques interrogations près dont est supprimé le point à l’instar de Gertrude Stein – mais l’elliptique, celle qui renfonce dans la glaise, sous « le ciel végétal » des forêts, un aussi causal, aboli par le souffle : « N’a-t-on point d’attention pour leurs pâles figures. […] L’air s’embrase-t-il. » L’ellipse à haut débit.
À quelques versets manque par exception le point final
Forme fixe : un rituel en écho de l’animal, de l’homme premier.
De sourate en sourate montent jusqu’à celle des couteaux l’émotion cognitive, le savoir dévasté (affermi) par son tempo : « Se définir contre la tribu, par négations successives » ; « comme s’ils s’obstinaient, désespérés nageurs, à vouloir dépasser la ligne d’horizon » ; « aux sources des rapides des canoës rageurs, luttant contre le temps […] la page oblitérée d’une Histoire mutilée ». Au crible de « Détruire le sens des mots, les détourner de leur fonction », la connaissance sans (j)ambages.
Des millénaires nous tiennent debout, hantés de mains sur les parois des grottes, coiffés (Mobutu Sese Seko) d’une dérisoire toque de léopard, ici jaguar.
Parfois, de verset en verset, un rejet d’enjambement des siècles reporte l’ellipse majeure du verbe d’une contrebasse tenace. La poésie, de scansion large, organe de la connaissance. Énoncer : énucléer le réel.
Le « Miroir des Achés. Eau mâchée, remâchée. Eau défoliée » ouvre la marche sur des millénaires d’hommes et de femmes « Aux doigts d’obsidienne, aux yeux de tessons. » Nous sommes amérindiens « par vos blessures. Par vos feintes, vos arts tissés. Par l’instinct qui vous dit : oiseaux ramures envols racines. » (Les envols qui clouent tant de poètes au bitume.)
Sans être inadmissible, la poésie passée au tamis, au tatami d’un Monsieur Teste contemporain (il y a près d’un demi-siècle).
« Terre extradée, promise » : Yves di Manno est ce grand voyageur dès l’âge d’homme parce que la terre lui est étroite, que seule desserre une poésie des continents. Connaissant « La Loi », celle qui nous courbe et régit ou élève, imprimée en nous en des épreuves initiatiques par des myriades de griffes de jaguar et d’« hommes-couteaux ».
Parenthèses. Souvent sans fonction sur une phrase nominale. Non comme chez Agnès Rouzier distribuées au pénultième hasard, intempestives à bout touchant ; mais aussi récurrentes ; note de contrebasse, temps faible dont se relève un temps fort, marquant d’une baisse de tension, scandant d’un retrait le deux-temps de l’espace-temps.
« Que se cristallisent en toi, gémelles, les femmes au corps d’étain [le bronze de l’« orichalque », celui de l’antiquité gréco-latine]. Que se démentisse en toi le corps des hommes aux longs étuis péniens. » Que se dément tisse au présent imparfait le sub – jonctif.
Dans le dernier chapitre de Célébrations, coda des codas récapitulative, « ÉPREUVE DU DOUBLE. (Tentative annulée d’entrer dans un récit) […] Le ciel, les parades, les habits pauvres. L’amour, l’hiver. La raideur. L’immobilité. Se déchiffre un regard inconnu »), la mise en abyme affleurant tout au long remonte de ses abysses.
Signée Jean-Claude Loubières, une ombre longue née en quatrième laisse en couverture émerger une tête d’homme iguane terre mer.
Livre jailli d’un « Sommeil épiphanique » : épiphanie, ce mot souvent abusif des poètes, qu’on lit ici à plein, adjectivé de tous ses sens en un.
La prise d’ahan du chant garde un dur, un dru contact au sol.
La poésie ne se paye pas de mots – parfois d’émaux.