Tournures de l'utopie, Boris Wolowiec par Christophe Stolowicki

Les Parutions

27 sept.
2021

Tournures de l'utopie, Boris Wolowiec par Christophe Stolowicki

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Tournures de l'utopie, Boris Wolowiec

J’ouvre Tournures de l’utopie. « Souder l’usage du ciel. » La première phrase, bientôt récurrente comme un retour du thème, refrain amalgamant des nutriments, ne recevra ce qui lui tient lieu d’explication qu’en dernière page. Mais il a suffi d’un clic pour que Boris Wolowiec m’habite. J’appends mes clics à claques comme un cénobite habite son empan de ciel.

Un poème au long cours tenu avec le souffle prodigieux d’une improvisation de Coltrane à son âge d’or hoquette son mode opératoire adjonctif, exhaustif – mais ici à retours de scorpion –, rodé par plusieurs livres dont Nuages (2014), Gestes (2017), Avec l’enfant (2018), où l’auteur, fertile sous le manteau, se garde bien de rien laisser filtrer de personnel. Cette longue retenue trouve ici un impétueux dénouement.

Ce que Ghérasim Luca a inventé y est pratiqué à outrance (sans sa suffocation tragique de paronomases), en dialectique adjonctive tout en anaphores et retournements, en gerbes d’artifice d’un festival de l’abstraction charnue où de la multiplication des variantes, de la pluralité des combinaisons tombe parfois une perle, biseautée. D’inlassables passes d’armes chauffent un point de friction. Quand la logopée assume les dehors de la logorrhée, il s’en déloge gramme sur anagramme de substantifique moelle. Au carrousel les chevaux de bois tournent à contresens de leur non-sens en un infini de lemmes strates qui répare l’Éthique. Tout coup frappé par un footballeur dans les testicules de Spinoza fait tourner sur lui-même le gardien de buts.   

Tourner, Tournures. Si peu proustien soit-il d’un temps retrouvé, Boris Wolowiec a élu pour ressort central de son livre une métaphore scientifique, de celles qui ont la préférence de Proust. Le spin est une caractéristique quantique des particules intimement liée à leurs propriétés de rotation. Il joue un rôle essentiel dans les propriétés de la matière (Wikipédia) et dans la physique quantique. « Chaque chose, chaque chair tourne un nombre particulier de fois sur elle-même […] Ce nombre de fois c’est son spin symbolique, son spin parabolique. » « À chaque instant le temps tourne sur lui-même. Problème. Existe-t-il une valeur quantique de spin du temps même ? » Joyau : « Devenir le derviche tourneur de l’évidence. » Mais encore : « Le spin du slip apparaît différent du spin du pantalon. Le spin du slip apparaît malgré tout semblable au spin de la jupe. C’est pourquoi les hommes déshabillent leur sexe avec stupidité et maladresse et les femmes avec virtuosité et précision. » On découvrira sur le tard de quelles particules cette chute est l’avatar.

Tournures, refrains, ceux martelés que riffs désigne en jazz où longtemps disparus, ils reviennent à son apogée chez Monk (Blue Monk) ou Coltrane (Blues to Elvin), et qu’immergé dans le capharnaüm médiatique Boris Wolowiec sait extraire de la meute de chansons qu’il retient : « Et je dis oh, oh oh oh amour, à tire larigot je t’aime. » Une chanson à gaz, une chanson à jazz, une chanson agace gaze qui tourne au poème comme le chœur des tragédies grecques tourne à cœur. Ce qui tourné à cœur, à flanc, d’un quart de volte de spin décrit une révolution complète d’éternel retour est un art majeur qui ne craint pas de pousser la chansonnette au net de ses tournures de l’utopie.

Utopie, uchronie, dystopie. Ce lieu de nulle part des rois Stanislas et Bougrelas cher à Jarry (nul part, dira Agnès Rouzier) est bien entendu la Pologne où Boris Wolowiec avoue qu’il n’a « jamais mis les pieds » mais à l’écoute intime de laquelle il peut enfin lever un coin de son masque – d’auteur acteur sur cothurnes. « La Pologne palpe le trampoline de l’utopie. » « Le Français désire avoir le dernier mot. Le Polonais veut donner le premier silence. » « Le mélange d’exaltation et d’engourdissement des Polonais. La vivacité engluée des Polonais. » Et dans le flux de variations jetées à l’emporte-pièce associatif exhaustif, le clou, la clef, la chute : « La Pologne pose la pornographie des larmes. »   

Une antépénultième version du refrain : « Roue libre. Relecture en roue libre. Avoir besoin des coïncidences de l’herbe. Souder l’usage du ciel. Souder l’usage du ciel avec la roue libre de la terre. Souder l’usage du ciel avec la relecture en roue libre de la terre. » monte dans la péroraison en : « J’apparais ainsi comme le siamois de la Pologne. J’apparais ainsi comme le siamois soudé par la tête à la Pologne, comme le siamois soudé par la tête à la poussière d’utopie de la Pologne ». Entretemps un exilé fondamental, de ceux qui comme Norwid ou Gombrowicz ont trouvé refuge en France, mais lui de deuxième ou énième génération, qui ne parlant pas, prétend-il, sa langue ancestrale, sait toutefois que sa ponctuation majeure est « le mot putain », aussi machinalement récurrent que ne le comprend pas notre gauloiserie exclamative – a pu enfin dire je, révéler incidemment qu’il a été enseignant, en outre un gardien de buts émérite, de niveau professionnel, et tracer une cinématographie méticuleuse, iconoclaste, où Jean-Pierre Melville est à l’honneur.

Agglutinement, dégagements en touche : un poète de nouvelle génération secoue son aigrette.     

 

 

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