Vingt-quatre états du corps par seconde de Jean-Philippe Cazier et Frank Smith par Christophe Stolowicki
À deux voix, indistinctes le temps d’un livre, un suprême de cadavre exquis. À force de s’être répondu, emmêlées, mesurées, fondues, elles ne savent plus les règles d’accord, de désaccord du participe passé quand le Verbe se fait pronominal, irréfléchi, voire collectif – eux les auteurs, les fauteurs, les ont recouvrées dès le bon à tirer.
La poésie peut-elle – oui – abolir les limites, plus spacieuses que spatiales, spatio-temporales de tout ce qui bat aux tempes de l’oral ? Oui mais non (dit Carole Darricarrère). Ici l’écrit – car tout fut écrit, mail-lé, tramé à deux écrans d’ordinateur – est imbibé du résidu vocal qui « de livre en livre » délivre, infiltre la souffrance que nos mots ne nous appartiennent pas. Mais non ?
Frank Smith. Jean-Philippe Cazier. Qui phagocyte l’Autre, lequel commodément rimbaldien dit « je », dit « nous »plus que l’autre, noyant le poisson soluble dans le « dire d’une dimension si possible si possible collective » ? Breton ou Soupault ?
Lire vite parce que c’est à première lecture, à anticipation presque, qu’ici l’on happera, captera les vingt-quatre états du corps par seconde d’un « coléoptère emportant le dernier quartier de lune en un endroit secret ». Ici la poésie ne craint pas de se répéter comme l’idiot, international, déjouant ses idiotismes ; d’actionner son démarreur rouillé jusqu’à vingt-quatre fois le corps à son heure dernière d’antépénultième nano-seconde. Ici « écrire » en épistrophe ne craint pas de marteler les vers, « et » en anaphore de forer déflorer l’avers ; ne explétif expulsé telle une virgule.
Une caméra verbale revolver au poing, à vingt-quatre prises secrètes par seconde (Frank Smith est aussi vidéaste) : « vingt-quatre états du corps dans le corps / vingt-quatre états de la phrase par seconde » ; « il y a la règle et il y a l’exception / il y a la culture qui est la règle et il y a l’exception qui est de l’art / tous disent la règle personne ne dit l’exception ». Mots à mitraille, un mort par vers tiré de son anonymat, les seules majuscules réservées aux morts.
Quand « il y a la la lumière qui durera dix secondes / il y a la lumière entière de l’univers qui depuis le début des temps n’aura duré que dix secondes / c’est ce que montre la phrase ce que dit l’image / un éclair de lumière disparu aussitôt dans la nuit du monde / ce sera l’histoire du monde / l’histoire de ces milliers d’années tout entière concentrée dans l’éclat instantané d’une lumière de dix secondes [...]comment le monde l’universel brasier ? comment établir un point dans le chaos ? / le reconnaître non gris ? / comme centre d’où l’univers va jaillir ? » Un texte test sur soi d’hypothèse cosmologique trouve sa jointure dans ce peu de brisure de la syntaxe de la disparition de la ponctuation dans la respiration que Sion emporte avec le vent des vanités.
Quand « nous écrivons des pulsations du corps / des battements du cœur dans les tempes / nous écrivons des circulations sanguines / des souffles du corps à travers la gorge / nous écrivons nos mains et nos yeux ». Que « nos corps vont bientôt mourir / la mort est l’état le plus jeune du monde / son enfance radicale / le silence de la mort et la vie de la mort / la nuit noire de la mort qui n’est ni une nuit ni noire mais autre chose que l’on ne peut penser / et qu’il nous faut penser ». Pris à la gorge, entendons-nous les deux voix d’hommes en plain-chant fusionnant leurs répons affleurer au Oui mais non d’articulation féminine les tenant en suspens ? que leur corps à corps encorde sur la falaise de l’éternel détour, retour, (pascalien) contour.
Se fondant en couverture dans un luxueux sépia de cartonnage, plus suprématiste que constructiviste, une quintessence géométrique de László Moholy Nagy (1923) dont cercle et droites épurent une homothétie.