De la description : poésie et cinéma par Jean-Marc Baillieu
Sunny Girls, Sandra Moussempès, coll. Poésie, Flammarion, 2015
Il s’agit ici de prospecter un peu la forme1 du livre, de ses composantes (15 séquences répertoriées par la Table) parce que, selon nous, si chaque séquence a une identité, une cohérence propres, l’ensemble des séquences (leur articulation en un -vrai- livre) aussi : l’aspect formel de chaque séquence et leur ensemble présente des traits cinématographiques (à la fin d’un poème, on peut même lire : « Pendant le visionnage de Code : inconnu de Michael Haneke », une empreinte donc).
Les séquences sont d’inégale longueur (de 5 à 20 pages, 13 en moyenne), et diverses : vers souvent phrasés en stances d’un à cinq, blocs de prose de 5 à 20 lignes ; les séquences sont titrées, les poèmes (parfois de peu de vers, souvent d’une demi-page à une page et demie) majoritairement aussi, leurs parties parfois numérotées (comme des prises de vue ?).
J’ose : « dans ce livre, la description règne », qu’elle résulte du récit (à base de souvenirs personnels par exemple) qui peut être « épique » (titre d’une séquence), de la réflexion (« lorsque je me questionne… », « je pense aussi… »), de la fiction ou d’une réalité fictionnée (séquence Sunny girls), voire d’images insérées : 4 d’un film de Chris Marker, 9 en buste silhouetté sauf une de S. Moussempès, une d’une statue éclairée vue de nuit, toutes images ne dépassant pas le format de timbres-poste. On y croise trois pages scénaristiques (encadrées), quelques citations (exergues de séquence : Samuel Butler, John Cage, et en cours de poème : Jack Spicer), une mention de « vidéo en cours », et même si une scène se passe « sur les rives du Gardon », l’univers du livre ne saurait être que post-hollywoodien, d’autant qu’« Anglophilia tient son barême », la langue de S. Moussempès insérant sans excès et plutôt judicieusement des termes du lexique anglophone.
L’ancrage cinématographique est explicite dès le premier vers (« La chaleur des plateaux ») et via la 4ème de couverture : « comme si la femme derrière la caméra (ou qui écrit face à l’écran)… », même si peut se poser la question de l’image onirique « les séquences se succèdent ainsi avec la netteté du rêve –ou du film qui en est peut-être l’émanation. » En tout cas, et ce n’est pas une révélation2, le système du récit poétique empreinte ici au filmique, voire interagit « du littéraire au filmique »3 : et si l’ouvrage est de facto daté par sa prégnance hollywoodienne, il n’ignore pas non plus l’apport godardien. Le langage cinématographique percute, entraîne, mène l’imaginaire et la pratique de S. Moussempès, poète : ellipses, liaisons, fondus-enchaînés, cadrages, profondeurs de champ, angles de prises de vue, mouvements « de caméra », dialogues, voix off, « montage » de chaque séquence et agencement en un « vrai » livre qui expose l’humain en soi : un être respire, ressent, raisonne, et, sous le ciel, voyageant même, préfère « les limites aux circonstances ». Un pas de plus dans l’œuvre d’une Sandra Moussempès consciente de ce qui peut (s’)échapper au (du) poème.
1. Quant au fond, on pourra lire la proposition argumentée d’Anne Malaprade sur Sitaudis
2. Cf. John Stout, P.U. Québec, 2011 à propos de Sandra Moussempès et Jérôme Game
3. Selon l’heureuse expression d’André Gandreault, éd. Méridiens Klincksieck, 1988