Enjambées de Philippe Di Meo par François Huglo
Chez Philippe Di Meo, le poète et le traducteur (de Zanzotto, Tozzi, Leopardi, Pasolini, Mazzucco, Manganelli, Pound, Gadda… ) sont des intimes. Traduire : enjamber d’un pied (d’une langue) sur l’autre, des obstacles, dans une forêt obscure et « la fragilité première crac craaac / des mots recroisés ou décroisés ». Les « forêts enamourées forêts furtives / forêts à peine effleurées » sont « dépeignées » comme le noisetier « d’arrière en avant / d’avant en arrière / partout tremblé ». Dans « les entre-temps du temps /(…) / une seule chose m’est douce / ces froissements venus d’en haut » ouvrant « ici ou là telle ou telle bruissante trouée ». Le poème procède par « traits rapides qui circulent en tous sens », dans « l’instabilité des choses ensemencées », la « litanie infinie des choses sans nom ».
Enjamber : franchir. « Enjamber le gouffre / pour plus d’intensément ». Par des « enjambées juvéniles et graciles » (quelques poèmes suggèrent d’ajouter : arachnéennes), le pont est « prestement enjambé ». Mais pas à pieds joints (comme on dirait : dans le même sabot). Car « l’avenir à pieds joints / récite et prédit le passé » par répliques « toujours parcourues dans le même sens ». Il s’agit de « sauter sur un pied à cloche pied / - un pied en l’air l’autre sautillant ». Ainsi « faisant passer mon poids d’un pied / sur l’autre j’invente des faits / qui n’en croient pas un mot ».
Les choses précèdent les mots, « chaque chose ne contient-elle pas toutes les autres » (pas de point d’interrogation : la question est affirmative). Les « ombres sans nombre de toutes les choses / mal nommées mal dénombrées » sont « néanmoins assemblées ». Comme le disait (presque) Lavoisier, « la nature n’a jamais rien à perdre / la nature n’a jamais rien perdu ». C’est « sans transition ponctuée » que « les signes succèdent aux choses ».
Les sons précèdent le sens. Le poète se méfie du « mot ennemi » qui « désigne maladroitement la chose amie / aussitôt trahie ». Cette méfiance rejoint celle de l’enfant, qui sait que « tout mot est un mot d’emprunt », et qui « fait ce qu’il a toujours su / et voulu sans autres lois / temps ou buts / que les siens / nus incarnats inédits / ressautant dansant ainsi / tout autour des interdits ». L’enfant est amour de Bohème… Poète et enfant se fient aux chansons, « ciseaux bateaux, / la rivière la rivière », ou « lon la lon la / lon la lon lère ». Et aux parentés phoniques : « rien ne distingue le traversé trottoir / de l’inévitée avide vitre vide », « l’herbe sur l’arbre sur l’orbe », « l’allée hallali aux halliers acérés », « graffitis-sapristi sur le mur inertiel », « menues minutes mâchonnées mn mn mn », « fines fouineuses frileuses pluies » et « fines effilées calligraphies », « hachures d’adverses averses ///////////////// ». Des « festons certes fastes et festifs » plaident pour l’ « union libre des leçons des définitions / et des inévitables caractérisations / à l’évidence insuffisamment chantantes ». L’araignée suspend sa toile étoilée, pince ses cordes (ô son, suspends ton sens) ou les écoute : « toc totoc une même cadence en barbelures de possibles / flairées sentis entrevus : partout aperçus ».
Le potentiel précède le pouvoir. En 1974, était publié un essai de Catherine Backes Clément sous le titre Pouvoir des mots – symbolique et idéologique. Di Meo ne s’engage dans aucune de ces deux voies très balisées. Si la préface de Christian Travaux traite bien du pouvoir de la langue, ce mot désigne ses possibles, ses « naissances latentes » comme disait l’autre. « Ainsi, un mot est-il, d’abord, un réservoir de mots, d’autres mots possibles, potentiels, que le poète peut décliner », qui sont « libres de jouer ou de dialoguer entre eux, libérés de la gangue du sens ». De la gangue ou du gang symbolique ou idéologique. Contredisant Wittgenstein, Di Meo fait dire à la langue « ce qu’elle ne peut dire, ou ne peut pas dire autrement ». Sa poétique s’inscrit « dans les pas graphiques des futuristes italiens », elle « s’expose sans vraiment se dire ». Elle est « engendrement de possibles germinations, de pistes ouvertes à tous les sens », par « transfusions et autres travaux d’araignée ». Par étoilements (premiers mots du recueil : « étoiles conniventes »). Par « affection immodérée pour les choses » et pour « l’étoile à loisir » (ou du loisir, de l’otium ?), « l’étoile désir / la vouloir cueillir / la voir mûrir ». Car « le paradis est un lieu qui commence », une « formation instantanée », où il est toujours « l’heure exactement » de s’exercer, lisant Di Meo, à une sorte d’humour ingambe.