KOKIN WAKA SHÛ par René Noël
Vista du waka
Première compilation de poèmes japonais réalisée sur ordre impérial aux alentours de 905, composée de onze cent onze poèmes, le Kokin Waka Shû a pour modèle le Man.yoshu - quatre mille cinq cent seize poèmes, compilation achevée au plus tôt en 760, plus ancien ouvrage littéraire proposé en pure langue japonaise par des lettrés, écrit René Sieffert, rouleaux, livres traduits, annotés et édités par ses soins en cinq volumes aux éditions pof/unesco - que le Kokin Waka Shû complète en y insérant des poèmes que le Man.yoshu n'a pas inscrits dans ses vingt livres - sans toutefois volontairement ou involontairement s'interdire d'inclure quelques poèmes déjà choisis par son modèle qu'il actualise par une rigueur de la composition inédite avant elle. Cette anthologie se distribue en trois périodes, la première faite de quatre cent soixante-deux poèmes anonymes, la plupart composés avant 850, la période intermédiaire dite des six génies de la poésie japonaise, de 850 à 887, précède la période des compilateurs de 887 à 913 à laquelle se rattachent quatre-vingt un des cent vingt-six poètes nommés de cette première anthologie des vingt anthologies réalisées toujours sur décision impériale.
Le waka, terme désignant tout poème écrit en japonais, ou le quintain de trente et une unités en vers de 5, 7, 5, 7, 7, syllabes, fait circuler la parole, dialoguer les femmes et les hommes de cour strictement séparés au point de ne pouvoir se voir autrement qu'à travers des voiles en présence d'autres femmes, ainsi que le Dit du Gengy, écrit autour de l'an 1000 par Murasaki Shikibu, peint la geste des unes et des autres au plus près du monde sensible. Là où les grandes lignes, les préservations des structures et des modes de transmission du pouvoir, au sein même de l'aristocratie et des oligarchies, dépendent de leurs lectures et de débordements ou de bifurcations nécessaires des prescriptions, égarements provisoires garants des équilibres favorisant le sort et les héritages féconds.
Poèmes des saisons, poèmes de célébration, poèmes de séparation, nom de choses, poèmes d'amour, élégies funèbres, poèmes sur des sujets variés, poèmes de formes diverses, rythment cette première anthologie née d'un décret impérial. Oblique, allusive, la poésie japonaise jusqu'à une époque récente a la plupart du temps pour catégories élémentaires les phénomènes météorologiques, les rituels saisonniers qui lient les générations, une attention et une précision micrologiques qui passent au crible les mouvements du cœur à travers lesquels l'éphémère et le lointain, nommés il y a parfois des siècles, conversent. Contextes d'écriture et citations forment ainsi des constellations aussi tangibles que le vent sur la peau et dans les feuilles des arbres.
Océans et ciels des mémoires, intrications de paysages et de sentiments, le waka permet d'observer les contaminations, les pillages et emprunts réciproques entre les éléments, les végétaux, les animaux, les femmes et les hommes, dont les comportements et les aspects instruisent les saisons, elles-mêmes interfaces des lois cosmiques, d'étoiles et de constellations barrées et barattées par elles, aussi bien que Darwin à bord de son navire le Beagle observe les migrations de végétaux, d'oiseaux, d'animaux, à travers les ères, les précipitations, les marées et les vents, les continents, le waka plus précis et concis, observant autant les distances, les intervalles, les qualités singulières et les points communs indemnes des grandes généralisations, boas, sirènes, logiques qui stérilisent, réduisent l'innombrabilité des mondes et des expériences à quelques stéréotypes accompagnant la fin des ères, des cycles.
Lois et us et coutumes les mieux établis étant toujours sur la brèche, menacés d'extinction quelles que soient la nature et la durée des modes de gouvernement et d'organisation de la société, exigent, tel que le Gengy du dit de Murasaki Shikibu l'incarne efficacement sans nuire à autrui, et en soignant autant ses défauts que ses qualités mises au service de l'Empire, l'esprit de la loi, une vision claire des moyens pratiques d'élargir les bases du gouvernement en ne lésant aucune femme dont il a la garde. Or, le Kokin Waka Shû, écrit Michel Vieillard-Baron, devient ce qu'il est à travers Fujiwara no Yoshifusa (804-872), ministre des Affaires suprêmes (804-872), la famille Fujiwara instaure le Gouvernement des régents et grands chanceliers dont la politique consiste à renforcer les liens entre elle et la famille impériale et envoie ses filles dans le gynécée de l'empereur afin de devenir le grand-père ou l'oncle maternel d'un prince qui serait à son tour empereur. Greffes dont l'enjeu est de passer aussi inaperçues qu'un phénomène naturel, l'être dans sa duplicité même quand il prétend répondre à un destin là où il n'y a que ruse et savoir faire fragiles, dignes des Histoires florentines de Machiavel. Le waka fronde lui aussi contre ces excès de tolérance intéressée, S'il n'y avait point / Ce torrent qui court sur les roches / Je serais allé / Cueillir les fleurs de cerisier / Pour la personne qui ne peut les voir., sa vie, ses lignes de vie exigent une liberté d'imaginer Au pays de Ki / à Shirara sur la plage / ramassés dit-on / ces galets du jeu de go / puissent rochers devenir, écrit Murasaki Shikibu dans son Journal. Créer en poésie, autant qu'en tous autres domaines, consiste à s'emparer, lucarne si brève trop souvent ! après les guerres, de la liberté de modifier les structures afin d'acquiescer aux lois universelles du changement, tout statu quo aboutissant aux mêmes conflits.
L'impermanence de toutes choses, concept central des japonais, trouve sa confirmation dans la fin de Heian (794-1185) en une conflagration générale à l'issue de batailles d'une rare violence écrit le traducteur dans sa préface, l'époque des guerriers (1147-1199) lui succédant voit leur chef obtenir le titre de shogûn, époque de Kamakura (1192-1333). L'art du waka prend alors un nouvel essor, les nouveaux maîtres soucieux d'acquérir les armes de cour. Sans doute le Kokin Waka Shû produit-il lui aussi ses anticorps, l'ordre rationnel, la progressivité des mutations, inspirées par les livres de sagesse chinois, voit-il qu'à tout moment son ordre et sa bienséance, la constance de sa forme peuvent déboucher sur des rus taris. Aussi donne-t-il toute sa mesure lorsqu'il lit, a pour océan et mer où il peut à tout moment plonger, le Man.yoshu dont les formes de poèmes irrégulières, inégales, presque sauvages parfois, indiquent le sens d'une liberté d'imager et d'imaginer vitales lorsque le silence, la nuit, le sommeil et le rêve sont hors-jeu.