La poésie hors du livre (1945-1965) de Céline Pardo par François Huglo

Les Parutions

25 avril
2015

La poésie hors du livre (1945-1965) de Céline Pardo par François Huglo

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Le poème à l’ère de la radio et du disque

 

            Démocratie et poésie ont partie liée. Et le lien, c’est le medium. La citoyenneté passe par l’école et par la presse. La poésie aussi : pas de Rimbaud sans Izambard, sans la démocratisation de l’enseignement (la prolétarisation du vers latin ?), sans la prolifération des mouvements et revues poétiques.

     L’objet du livre ? Nous sommes nés dedans. Avant d’apprendre à lire, à écrire, à réciter, nous avons écouté la radio, les plus jeunes ont vu la télé. Nous sommes nés des ondes, qui avec les échos d’une cité désormais aussi mondiale que ses guerres, portait des musiques souvent chantées. Les voix des speakers, des acteurs, pouvaient être celles d’écrivains ou porter leurs textes, ou inventer sans eux un « style radio ». Les chansons pouvaient être des poèmes. Le colloque BlaiseMédia (Nanterre, 2006) a montré « l’impossibilité de séparer, au XXème siècle, l’histoire littéraire de l’histoire des médias ». Et l’ouvrage de Céline Pardo « propose au fond de tester sur une période particulièrement intense et ouverte la possibilité de concevoir une autre histoire de la poésie, centrée non pas sur les textes mais sur les modes de circulation du poème, en particulier les pratiques d’oralisation considérées habituellement comme des phénomènes secondaires et/ou marginaux par rapport à l’édition imprimée ».

      La médiopoétique est en marche. Entre les deux livres de Jean-Pierre Bobillot Poésie sonore. Éléments de typologie historique (le Clou dans le fer, 2009), et De la poésie sonore à la médiopoétique (Atelier de l’Agneau, à paraître), Céline Pardo a publié avec Anne Reverseau, Nadja Cohen, et Anneliese Depoux, Naissance d’une notion : la médiopoétique (Nouveau monde éditions, 20012). En 1990 déjà, un article de Roger Odin opposait à la conception des médias comme extérieurs à la littérature, et concurrents, la prise en compte de leur rapport à la littérature : influence et spécificité rendant incertaine « l’existence d’une frontière nette entre l’espace littéraire et l’espace des médias », et appelant une « approche globale des faits culturels ». En 2003, Alain Vaillant parlera de « littératurocentrisme » et invitera à lui préférer une « poétique historique des formes et des genres » et une « histoire de la communication littéraire ».

      Si la « typologie historique » de Bobillot s’attachait surtout au travail poétique du « medium », l’ouvrage de Céline Pardo s’intéresse plutôt aux « médias » et contribue à la fondation, à l’illustration d’une histoire de la médiatisation de la poésie. Ces deux objets d’étude offrent de larges zones d’intersection, et reposent la question sartrienne « qu’est-ce que la littérature ? », en réhabilitant la poésie condamnée par le philosophe (Platon, déjà…). Car cette histoire est aussi politique et sociologique, inséparable de celle de l’éducation populaire, de 1936 au « partage gratuit de poèmes » par les tracts d’une Résistance qui croise la démocratisation culturelle « sans complètement se superposer à elle », de l’après-guerre d’Henri Pichette et de son « mystère profane » au « premier âge » (1945-1958) de la décentralisation théâtrale. Cette aventure collective a ses pionniers. Céline Pardo voit en Paul Éluard, Pierre Seghers, et Paul Gilson, « trois figures-clés de la divulgation poétique ». Le premier sera, selon Jean-Yves Debreuille, « le seul parmi les surréalistes à trouver grâce aux yeux des poètes rattachés à l’École de Rochefort », en particulier à travers un unanimisme où  « l’utopie techniciste » rencontrait « l’ambition communautaire des hommes de gauche ». Seghers, habile « à concilier les tendances poétiques souvent en conflit », doubla ses  livres, dès la fin des années cinquante, de disques microssillon 33 tours, et décida d’introduire la chanson dans sa collection « poètes d’aujourd’hui ». Les « années Gilson » (1946-1963) « constituèrent une période faste tant pour la Radio française que pour la poésie », et son ami Philippe Soupault appela tous les poètes à «porter son deuil ». Gilson réunit des « poètes-producteurs » de toutes tendances, de Francis Carco et Pierre Mac Orlan à Tristan Tzara et Georges Ribemont-Dessaignes, de Philippe Soupault et Paul Éluard à Claude Roy, Jean Lescure, Luc Decaunes, Loys Masson, de Pierre Béarn et Luc Bérimont à Jean Breton et Jean-Pierre Rosnay.

      La diffusion de la poésie, comme celle de la musique, peut sombrer dans l’ennui de l’institutionnel et du convenu. L’émission Prenez garde à la poésie, produite par Philippe Soupault et Jean Chouquet, contournait cet écueil en s’inspirant de « certains programmes de variété ». Jean Poiret et Michel Serrault, alors jeunes et peu connus, incarnaient un présentateur sérieux face à « un poète ridicule et comique ». Mais ne peut-on qualifier aussi de poétiques, bien qu’elles ne revendiquent pas l’appellation, l’intégrale du tandem Pierre Dac-Francis Blanche et celle des émissions de Jean-Christophe Averty ?

      Les frontières ne sont pas plus nettes qu’entre poésie et chanson. Avant comme après sa création en 1983, la Maison de la poésie est mouvante et ouverte à tous les vents. Dès 1946, le Club d’essai créé par Wladimir Porché et dirigé par Jean Tardieu se voulait un laboratoire de « l’art radiophonique », associant à la diffusion culturelle l’expérimentation artistique. À la télévision, Max-Pol Fouchet animait entre 1953 et 1968 la série Lectures pour tous. Jean-Marc Tennberg popularisait un style de diction poétique, et le couple Renaud-Barrault un autre style, plus intimiste : il s’agissait d’entrer par la « petite lucarne » pour « faire aimer la poésie à ceux qui en ont peu entendu parler et encourager le goût de la poésie chez ceux qui l’apprécient déjà ». Pour Jean-Pierre Rosnay, c’était l’émission télévisée elle-même qui devenait œuvre de poésie.

      Céline Pardo n’oublie ni les « cabarets rive gauche », ni  « l’Orphéon » de Serge Wellens fondant en 1951, à Aulnay-sous-bois, un véritable « club poétique ». Ni les auteurs-compositeurs-interprètes, qu’ils revendiquent l’appellation « poètes » (Léo Ferré) ou la refusent (Serge Gainsbourg).

      Les « poétiques du livre » ont été bouleversées par la « révolution numérique ». Le journal, la radio, le phonographe, ont ouvert de « nouveaux espaces poétiques ». À travers Les Poètes d’Aragon et Le Savon de Ponge, Céline Pardo s’interroge sur les « retours au livre », et à partir de la poésie sonore, sur les « poétiques du dire, poétiques de l’oreille », les « modalités vocatives », « l’art de l’ellipse et de la suggestion sonore », les « virtuosités vocales » et le « renouveau du monologue ». 1945-1965 : un héritage oublié faute de « filiations assumées en tant que telles » ? L’ouvrage issu d’une thèse de doctorat et de travaux inspirés par « un amour de jeunesse pour l’œuvre d’Henri Pichette » répond : « il s’agit plutôt d’un courant de fond, d’une dynamique souterraine ». En travail, la poésie faite pour tous et « par tous » ? Écoutons le Jean-Pierre Bobillot de La momie de Roland Barthes : « Rien à voir avec la démagogie. Rien à voir avec l’exaltation de chaque subjectivité singulière : "Tics, tics, et tics". La poésie serait, dans le langage, cet espace —jamais sûr — où s’expérimente le seul véritable principe démocratique : celui d’une co-énonciation intersubjective ». Et interactive !

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