Rimbaud et Lautréamont de Jude Stéfan (2) par François Huglo
Évolution de deux destins poétiques (ou : du génie au silence)
Préface de Tristan Hordé
« Manifeste personnel », « programme d’écriture et de vie », c’est ainsi que Tristan Hordé définit le mémoire que Jude Stéfan, dont il est le légataire littéraire, présenta en 1960 pour l’obtention du Diplôme d’études supérieures (DES). Cette clé en mains, l’œuvre étant « achevée, sans inédits posthumes », on peut s’assurer que Stéfan a « suivi dans ses poèmes et ses proses ce qu’il avait défini comme une nécessité dans une étude universitaire au ton convenu ». On retrouve chez lui comme chez Rimbaud et Lautréamont « une figure du refus » du mode de vie et de la littérature de ses contemporains. L’éloge d’écrivains « qui ont cessé d’écrire » peut paraître paradoxal de la part de l’auteur « d’une soixantaine de livres ». L’écart entre le « nom d’état-civil », qui « tisse le lien social », Jacques Dufour, et le nom choisi, trouvé chez Thomas Hardy (Jude l’obscur) et Joyce (Stephen Dedalus, dans Ulysse), offre un élément de réponse. L’intervention de Proust, dans le second chapitre du mémoire, intitulé « La critique de la poésie : la prose », peut en suggérer un autre.
Si « le désir créateur » est posé comme « point de départ » dans le premier chapitre, il n’y a pas génération spontanée, plutôt formation accélérée : « faim de connaissance » de « toutes sortes de livres » chez Rimbaud, qui se déprend vite « de ses admirations et des influences » (Hugo, Baudelaire, Banville qui « peut lui avoir enseigné l’ironie »), pastiches par Lautréamont du « roman noir anglo-saxon » et du « romantisme byronien ». Rimbaud adolescent apparaît comme « bourru et peu sympathique », Ducasse comme « froid et méditatif », l’un et l’autre manifestent « mépris » et « refus » de « la tricherie littéraire, qui consiste à ne point s’engager soi-même dans son œuvre en s’y risquant ». Sur l’engagement indissolublement immanentiste, athée, républicain, non abordé par Stéfan, on se reportera à Jean-Pierre Bobillot, Rimbaud, Thiers, Pétain & après. Le fameux « Nous ne sommes pas au monde ! », rapproché du baudelairien « N’importe où hors du monde ! », n’a rien d’un refuge dans le rêve, qui est « entendu sous l’acception d’activité de l’esprit, non de passivité ». Comme Jarry, Lautréamont transforme « d’anciens condisciples » en individus ou en « animaux immondes », dans une œuvre à la fois « la plus subjective possible », jusqu’à « l’anormal », et « impersonnelle ».
Le second chapitre relève chez les deux poètes une « auto-critique », un « apparent revirement », et un « humour commun », un « ton de désillusion » (par exemple, dans la formule « Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin ») qui « signale la distance prise par rapport à la fabulation, distance qui ne se mesure pas à un éloignement chronologique, mais plutôt selon l’écart de soi à soi propre à toute conscience ». Il n’importe donc « qu’accessoirement de savoir si les Illuminations furent rédigés avant ou dans le même temps que la Saison ». Le titre « Solde » est révélateur : solde de tous comptes et « compte rendu d’expérience ». Rimbaud prend acte, non d’un « revirement », mais d’un « mouvement plus intime, d’une contradiction vécus ». À « chaque élan » sa « retombée inverse », à « chaque affirmation sa négation ». Cela vaut aussi pour Lautréamont-Ducasse. « Le vrai Lautréamont n’est pas à élire entre » les Chants et les Poésies, mais « il est l’un et l’autre, soulevé par un mouvement identique vers la vérité ».
Le « "perpétuel renversement du pour au contre" dont parle Pascal » peut, chez Lautréamont, être appelé humour : celui des Chants est « mise en discussion des principes », refus de « prendre au sérieux l’absurdité proposée sous le nom d’existence ». L’exagération du mal dans les Chants, du bien dans les Poésies, est elle-même ironique et prête au doute. Du noir, l’humour passe au blanc : « neutre, latent, et quasi-sérieux, fait de résignation acerbe et de feinte acceptation ». il est « l’esprit toujours derrière l’esprit, vigilant et critique ». Adoptant « un point de vue objectif », Ducasse affirme comme Leibniz « la non-existence du mal ». Un « optimisme » le porte non au Bien mais au « mieux possible », non au Mal mais à « l’expérience qui se dégage de la douleur, et qui n’est plus la douleur elle-même. Ne pleurez pas en public » (Poésies I). Sa condamnation de la poésie personnelle (« La poésie doit être faite par tous, non par un ») rejoint celle de Rimbaud (« Tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel »).
Cherchant le point où se placer pour « comprendre, c’est-à-dire moins juger de l’extérieur que coïncider avec le mouvement particulier » qui a suscité ces contradictions (humour de Lautréamont, passage du Rimbaud surdoué à celui qui ne publie plus), Stéfan compare ce dernier à celui « qui représente sans doute le plus parfaitement la vocation littéraire que fut Proust ». Pour l’un, « la vraie vie est absente ». Pour l’autre, elle est « dissimulée sous la trame du temps ». Ne peut-on rapprocher le rimbaldien « Je est un autre » de « Le livre est le produit d’un autre moi » du Contre Sainte-Beuve ? Les deux formules prennent acte de l’inconscient, et d’un « travail ». « Quelque chose a été perdu, qu’il faut trouver pour l’un, réinventer pour l’autre », et si Proust s’est totalement consacré à cette intention que Rimbaud a tôt abandonnée, ne peut-on « saisir chacune des deux situations par le complément de l’autre » ?
Saisir la contradiction dans chaque œuvre et entre ces œuvres suppose leur irréversibilité. Ce qui est écrit l’est définitivement, comme simultanément. À propos de Verdicts, de Lida Youssoupova, Nathalie Quintane écrivait que cette série de 14 longs poèmes cherchait à « rendre toute prescription impossible : voilà, c’est imprimé. Imprimé = pour l’éternité, dans un présent permanent, car la poésie n’a que faire de la chronologie et de l’oubli ; un crime lu reste un crime, un coup porté continue à être porté chaque fois qu’on le lit ». Parent de l’éternel retour nietzschéen, l’acte littéraire est un acte juridique, précisément en ce qu’il prend acte. C’est un jugement dernier laïcisé, qui nous renvoie au « doomsday » joycien et au Stephen devenu Stéfan. Annoncer « d’autres horribles travailleurs » supposait de « tenir le pas gagné », même quand on est passé à autre chose. « Le seul intérêt qu’il conservât dans les ultimes années allait à la science —il eût voulu un fils ingénieur ». Ce désir de transmettre un précoce encyclopédisme, que le brûleur d’étapes n’a pas éteint, renoue avec le « désir créateur » et forme un cercle, comme la Recherche, quand pour toujours, dans le champ littéraire et au-dehors, le « refus » a pris forme d’affirmations.