Thierry Metz de Cédric Le Penven par François Huglo
« Ils ne seraient pas mes lecteurs, mais les propres lecteurs d’eux-mêmes », écrivait le narrateur du Temps retrouvé. Thierry Metz est un bon lecteur, un bon conducteur de Cédric Le Penven, autant que l’inverse. Comme les « Poètes d’aujourd’hui » de Seghers dont elle prend la relève, la collection « Présence de la poésie » des éditions des Vanneaux tente la chance et prend le risque de telles rencontres, qu’autorise Thierry Metz lui-même : « Je n’ai pas été maçon pour rien et je n’y suis pas revenu pour la seule nécessité. J’ai vite appris que les murs du livre et de la maison sont percés d’ouvertures. C’est ce qui me permet d’y revenir ».
Au fil de la lecture, le chemin pris par Cédric Le Penven devient le nôtre, tout en ouvrant l’accès à d’autres pistes. Des œuvres « horizontales », en prose et relevant du genre épistolaire ou du journal, qui offrent une « porte d’entrée » à la lecture de l’ensemble (Le Journal d’un Manœuvre, Lettres à la Bien-aimée, L’homme qui penche, Terre), il passe aux « verticales », plus dépouillées (vers libres : Dolmen, Sur la table inventée, Entre l’eau et la feuille, Tel que c’est écrit, Le drap déplié, Dans les branches), puis à celles qui dialoguent avec d’autres artistes : le plasticien Denis Castaing (De l’un à l’autre), un poète (Sur un poème de Paul Celan), l’auteur d’Aphorismes spirituels (Dialogue avec Suso) et le peintre Marc Feld (Tout ce pourquoi est de sel).
Cédric Le Penven relève les paradoxes dont, très jeune, Thierry Metz a fait son chantier, les impossibilités qui lui permettaient « d’y revenir », de franchir l’échec : dire l’instant sans l’interrompre, inventer une langue silencieuse par un « apaisement du langage ». Dans Lettres à la Bien-aimée (1995), il affirme : « Écrire n’est qu’un toucher », et dans Terre (1997) : « J’ai laissé, je ne suis pas revenu. Je n’ai rien touché. Sauf la lumière ». Il s’agit en effet, précise le même recueil, d’un toucher à l’aveugle : « Pour avancer / alors il me faut, comme si je ne voyais pas, toucher ma voix ». Ouïe et toucher sont souvent liés : « J’écris dans cette chambre / comme si tu écoutais / ma main ». Cédric Le Penven observe la « métaphore filée tout au long de l’œuvre », qui « lie travail manuel et travail poétique ». Mais le Manœuvre n’a pas prise sur ce qu’il touche, le projet et la réalisation lui échappent, lui filent entre les doigts. Ses mains ne sont que le passage entre ce qui appartient à l’entrepreneur et ce qui appartiendra à son client. Il est libre, précaire, disponible, comme l’oiseau, récurrent dans l’œuvre. Ou le passant : « Un homme passe avec un cageot, il me fait un signe de la main », ou : « Il marche, il va. D’un chantier à l’autre, d’un lever au coucher ». Cédric Le Penven note que le Journal ou les Lettres permettent de retracer « la genèse d’un homme qui est en train de se construire, voire de se reconstruire ». Arrêtons-nous sur ce « en train de » : Thierry Metz, homme de passage, privilégie le verbe. S’il écrivait en anglais, il chérirait la forme progressive : « ce que je suis, écrivant » (L’Homme qui penche).
Selon Le Penven, la « tension vers la nudité de l’objet se traduit poétiquement par une raréfaction des épithètes qui par nature conceptualisent et complexifient les noms ». N’est-ce pas plutôt le substantif qui conceptualise, idéalise, pose des archétypes et des symboles : l’arbre, l’oiseau, la soif, le pain ? Quand Colette qualifie de « châtain clair, féminin, chaste » le parfum de Sido, ou Proust de « ferrugineux, intarissable et glacé » le bruit d’un « grelot profus et criard », qu’il oppose à un « double tintement timide, ovale et doré », l’adjectif est un outil de préhension synesthésique d’une matière rugueuse à étreindre. Il s’y attarde, il la goûte. Le Penven parle au contraire d’un « lyrisme de la disparition », de « poétique de l’essoufflement », vouée à exprimer « dans les mots le bonheur d’être sans les mots ». Loin de se mouvoir dans un ciel d’archétypes, et même s’ils prennent valeur symbolique, les noms dont use Thierry Metz sont ceux d’un maçon taiseux, précis dans ses gestes qui sont des verbes : « Que de journées passées sans un mot », où « Il n’y avait que du silence à dire » (Terre). Le geste prime, jusque dans l’addiction qui le répète : « Je buvais, je m’effaçais derrière ce geste » (L’homme qui penche).
Le manœuvre ou le poète ne pèse pas plus que ses gestes. Les briques, les mots, passent entre ses mains, entre deux silences : « le vers libre rend sensible la menace du silence qui ronge chaque mot », écrit Cédric Le Penven. Il ajoute : « La verticalité du poème ne correspond pas seulement au souci d’épure dont j’ai parlé, elle traduit aussi l’extrême précarité de celui qui s’astreint à la parole, et lutte contre des tentations mortifères, dont le silence est une des premières manifestations ».
Thierry Metz passe comme l’oiseau ou comme les « merveilleux nuages » : il pourrait bien être « l’étranger », l’ « homme énigmatique » du poème baudelairien : « —Il y a quelque chose qui vous a retenu, là-bas. —D’écrire, parfois cela me permet d’y retourner » (L’homme qui penche). Mais si Cédric Le Penven peut parler de son « étrange limpidité », de sa « sobriété déroutante », il n’existe pas de génération spontanée. Le Penven laisse des « zones inexplorées ». Un exemple : il ne pose pas les questions de la formation et du contexte, mais son livre fournit des éléments qui permettent de les poser. Thierry Metz a été encouragé par Jean Cussat-Blanc, « poète de l’intemporel » selon Pierre Kobel (Poézibao), puis Jean Grosjean dont la préface au Journal d’un Manœuvre valorise ce qui ne peut supporter les « projecteurs brutaux du réalisme ». Ses premiers recueils sont publiés par la revue Froissart, qui s’inscrit dans le prolongement de « Rochefort » (Jean Bouhier y tient chronique) et de Guillevic : importance des blancs, des silences, où pèsent de toute leur essentialité des substantifs parfois permutables, comme dans le titre de Dominique Sampiero Sève, la nuit des sources. Mais c’est une complicité de travailleur manuel qui lie Thierry Metz au plasticien Denis Castaing, au peintre Marc Feld, à l’éditeur Jacques Brémont. Son « essentiel » reste existentiel, et il laissera le sentencieux Suso « seul avec le nom de Dieu ». La « disparition du sens » à laquelle Thierry Metz se confronte et nous confronte répète le traumatisme de la mort d’un enfant. Elle est aussi disparition de l’enfance, de l’humanité, foudroyées, saccagées : « 9 août. Les gosses dessinent dehors, sous le parasol. Ils me donnent à voir ce qu’est le jour : une offrande d’oiseaux apportés par les craies, une mêlée d’arcs-en-ciel. Et peut-être et sûrement un espace foudroyé. Saccagé. Où sont les hommes ».