Thymus de Julien Blaine par François Huglo
Tant pis pour Georges, tant pis pour Marcel (Perec et Proust). Le jour cueilli ne sera pas « embaumé dans sa robe d’or ». Pas de temps à perdre à le retrouver, à le momifier. Sous perfusion de performances, depuis Doc(k)s et après 1968, « c’est le débordement ». Du thymus enfantin, cette glande située à la base du cou, et où les anciens Grecs localisaient l’âme, reste le rythme. Le rebond de l’incipit. Les listes des « je préfère », des « qu’est-ce que je serais devenu si… » tournent court : respectivement onze et dix lignes. Lassitude au-delà. Les idées de livres ne tiennent pas plus longtemps la route. « L’autobiographie d’un autobiographe, quel ennui ! ». Embaumé dans sa gelée, celui-ci n’est-il pas un « héros de roman à l’eau de rose, sauce psy-psy » ? Le récit ne prend pas le temps de prendre. Avant, il s’arrête à peine commencé. Après, place à l’homo sapiens sapiens post-historique, autrement dit (selon une traduction littérale de ces mots traduits en hébreu ancien par Simone Bitou) « l’homme après le récit des jours ».
Le lecteur est l’invité survivant : « Tout a été déjà réglé par le convive absent (…) vous avez déjeuné avec mon absence. Rien à voir avec ces autres invités célèbres de la littérature ou du théâtre ».
La position du lecteur est celle de ces hommes post-historiques explorant viaducs, tunnels et échangeurs d’autoroutes, ces « temples d’une civilisation disparue, qui permettait d’accéder aux divinités par toutes les directions ». Depuis, « la barbarie criminelle, assassine, puis suicidaire, a triomphé de toutes les cultures avant de disparaître ». L’auditeur et le lecteur sont devenus des aventuriers dans « ce monde où les deux seules paroles perçues sont celles des empereurs béciles et barbares ou celles des belles stars fardées du cinoche, de la télé ou du sport " populaire ", dans ce monde où sont qualifiés de penseurs ou de philosophes les serviteurs de l’empire et des sociétés vassales ». Ces aventuriers que nous sommes, le Dénommé, l’Appelé que nous serons devenus, rivalisent de ruse, brisent les plaques découvertes dans le tunnel pour lire dans la chair du marbre ce que disent ses veines. Autant écraser des insectes pour exprimer leur sens. Mais en assemblant les fragments de la plaque détruite, ils lisent et comprennent : « rien-à-dire ».
Rien à retrouver dans ces retrouvailles. Reste la difficulté de traduire ce « rien-à-dire » de l’histoire (entre pré- et post-), du récit, « des buts » qui n’étaient que « début ». Une photo traduit « une allégorie possible de l’écriture » : les doigts d’une paire de gants sortent d’une paire de chaussures. Et qui peut dire si ces enveloppes —ces absences— de mains et de pieds sont en peau ? On se souvient d’ « Ecfruiture » : les pieds nus de Ju(lien Blaine) pressaient des fruits, jouissant de leur jus avec la même jubilation que sa bouche prononçant leurs noms. L’histoire humaine est celle d’un oubli des sens. Aux aventuriers des tunnels, insectes et rongeurs « enseignaient l’obscurité et le silence », leur « apprenaient le toucher disparu, l’odorat enfui, le goût évanoui ».
Au cours de sa première performance (Aix-en-Provence, 1962), au cirque Franchi, Julien Blaine parlait à une jeune éléphante que sa chaîne gênait, et dont l’œil comprenait, contenait tous les regards. Cette expérience fut « plénitude » et « douleur ». C’est la même « histoire » qui « continue » et « recommence » quand Blaine entend le hurlement de terreur d’un coléoptère, « un petit cri strident et aigre », et sympathise avec lui. C’est une histoire d’insectes fracassés ou éparpillés par le vent, selon leur poids. Une histoire de traces sur le sable. « Rognac, 1966. J’étais le calligraphe sur le sable de Jean-François Bory qui a écrit là, sur cette plage de l’Agneau, son plus beau poème, " α contre la mer " ».
Blaine oublie « tout ce qui a été édité et exposé », il « ne préserve que ce qui est à finir ». Pour lui comme pour Lacan, publier c’est « p’oublier » et « poubellier ». Exposer, c’est mont(r)er et démont(r)er « ses résidus et ses oripeaux, ses ordures et ses souvenirs, poursuivre son dire & son gueuler, les cris de sa poubelle intime… ». Ses souvenirs ne sont pas « spontanés », ils restent attachés aux photos comme la « mémoire trieuse » est « liée au hasard des retrouvailles ».
Les photographies, les radiographies, sont des graphies du bio, au même titre que les fossiles ou les traces d’animaux. Leur sens ? Que peuvent bien vouloir dire la photo, le dessin et le poème qui racontent la même histoire : le 4 mai 1917, la cabane du grand-père Albert Poitevin est bombardée pendant qu’il sort pour pisser ? Non, « rien-à-dire ».
Il est tentant de comparer Thymus, dont l’un des sous-titres est « (autoportrait) », à Roland Barthes par Roland Barthes. Les deux ouvrages sont stimulés par des photos, mais la « fascination », la « sidération » qu’elles exercent sur Barthes lui inspirent des réflexions qui s’éloignent d’elles pour rejoindre celles qui feront l’objet de fiches dans la seconde partie du livre. Chez Blaine, la légende colle à la photo dont elle précise les circonstances. On retrouve parfois cette légende répétée sous d’autres, mais comme un rappel de la photo qu’elle a quittée. Les textes sont d’autres instantanés que la mémoire tire plus tard, sous forme d’ébauches de récits, mais à égalité avec les photos, idéogrammes, pictogrammes, inscriptions manuscrites ou gravées, elles-mêmes photographiées, comme des cartes d’un même jeu qu’écriture et lecture battraient. On commence par chercher les règles du jeu, et on finit par se rendre (par se prendre) à un dérèglement systématique. Dire que ce livre est un livre ne suffit pas, il faut préciser que ce livre est ce livre. Un essai de Jean-Pierre Bobillot avait pour titre « La momie de Roland Barthes ». De Julien Blaine, on ne peut pas dire que ce sont les bandelettes qui l’étouffent !