Trois poètes de trop de Jean-Pierre Bobillot par François Huglo
Après trois pour un (Bobillot, Bory, Demarcq, « avec » Apollinaire)*, voici un pour trois : Jean-Pierre Bobillot « divague » sur René Ghil, Jean-François Bory et Lucien Suel, que rassemblent (sur la table de mixage qu’il est) l’ « expérimentation poétique », le « souci du medium, notamment de la langue conçue comme « matérialité sensible tout autant que signifiante », et l’ « extension du domaine de la poésie, potentiellement illimité(e) ». Un poème dédié à chacun des trois illustre (entre autres illustrations) l’essai.
L’audience et l’influence de Ghil, adversaire déclaré du symbolisme (il a 24 ans quand il rompt avec Mallarmé) furent souterraines, comme SUEL (station underground d’émerveillement littéraire), mais « plus larges et durables qu’on l’a dit ». À la fois « amplique » et « ciselant », pour reprendre la terminologie de Maurice Lemaître, il étendra un « prétexte extérieur » aux « dimensions du Temps et de l’Espace », tout en approfondissant son « cadre esthétique » par l’exploration des « diverses potentialités » de la Lettre. Le lettriste dissident Jean-Louis Brau, pionnier de la « Poésie sonore », qualifiera ses propres créations d’ « instrumentations verbales », référence évidente à Ghil dont la « Poésie scientifique » s’inscrit sur une « ligne de crête matérialiste » menant de la « poésie objective » de Rimbaud à Ponge se voulant « moins poète que "savant" » (« La Mounine, in La Rage de l’expression), et aux explorations cliniciennes d’Henri Chopin, sociologiques de Bernard Heidsieck. Ghil soutient, contre Mallarmé, que l’on peut se passer d’Éden. Son Dire du Mieux est, aussi, un dire du pire : dès 1897 il débusquait les causes de la « guerre européenne » de 1914, et ses effets : « Il n’était de vainqueurs —il n’était que des morts ». Définition possible du populisme : « l’histoire énorme de la haine des peuples » (haine attisée, qui soude des « peuples » en leur désignant des boucs émissaires). Le matérialisme de Ghil procède de l’atomisme antique, du sensualisme des lumières —« notamment de Diderot »—, du « transformisme lamarcko-darwinien », mais aussi du non dualisme bouddhiste. Sa « recherche d’une primitivité perdue » s’effectue « à travers une élaboration formalisée à l’extrême ». Le syllabisme sans la métrique, c’est le nombre sans le métronome. De 1887 à 1892, l’instrumentisme des Écrits pour l’Art précède les futuristes russes ou italiens. Ghil est le « fondateur de la première avant-garde poétique » et « artistique » en France et en Europe, « pour le meilleur et pour le pire hérité « de la Terreur et du Comité de Salut public ». Apollinaire verra en Ghil « le précurseur de la littérature humainement mondiale qui s’élabore actuellement ». En prime et pour la première fois, on lira l’intégrale du chant VII du Pantoun des pantoun, suivi de son lexique.
Bory en un vers de Ghil ? « L'humidité vivante —en quête multiplie ». Bory par Adorno (à propos de Kafka) ? « Comme tout grand art son œuvre s’abstient d’imaginer l’avenir, mais il fait un montage des produits résiduels que le nouveau en voie de formation élimine du présent en voie de disparition ». Par Luca ? « S’en sortir sans sortir ». Bory dans la bibliothèque du Docteur Faustroll, ‘pataphysicien ? Aujourd’hui, Jarry donnerait « toute sa place » à Un auteur sous influence, comme à La Croisade des enfants de Schwob, entre Les Illuminations de Rimbaud et Ubu roi. Bory par Mallarmé ? « Le livre, expansion totale de la lettre », à rapprocher de « l’INSCRIPTION réalisée dans un OBJET », formule boryenne qui pourrait être suellienne…
L’humidité est universellement provisoire et mouvante : le « grand jet d’encre » que « toute pensée émet », coup de dés incarné, humeur et humour : « je m’ennuie partout dans l’avant-garde », mais tout autant « dans l’après-garde / Et dans la garde tout court ». Bondissantes pensées, kaléidoscope « à proprement parler, psyché/délique », bourgeonnement ou floraison de mots « travaillant les uns contre les autres », hantés par la « constante disponibilité du sens » qui « se met et se démet ». À 12 ans, au lycée de Hué (Vietnam), Bory créait avec ses camarades de classe une revue littéraire copiée à la main en plusieurs exemplaires, intitulée « L’Encrier ». Premier jet ? Depuis, selon Gérard Noiret, il « marie les mécanismes d’une composition classique et les surprises d’une typographie énergumène ». Jet d’encre ou de dés, « nous ne sommes jamais libres » mais « avec le hasard au moins, on peut jouer et c’est déjà moins triste ». Glisser d’un mot à l’autre par leurs lettres. « Accoudé au bord / Du livre », voguer : « Un désir d’enfance enfin réalisé : Être à bord / Du livre ». Car c’est « la notion de livre » qui intéresse Bory, pas la notion de texte, avatar de l’œuvre pure (déni du medium). Plutôt que la « disparition élocutoire du poëte » (Mallarmé), c’est sa « dispersion inscriptoire —comme personnage.s » qu’il accomplit, « comme dispersion de cendres ». Dans l’espace typographique, « un laps de temps s’est trouvé pris » (Denis Roche). Bory oppose le dispositif ellipse / laps (Roche : « tout autour, c’est l’ellipse ») à la « mise en intrigue mimétique du récit ». Schwob l’écrivait déjà : « Le monde est en réalité discontinu ». Il donnait raison à Zénon : si « la notion de temps » est « engendrée par celle de l’espace », il « peut y avoir de l’infini entre les moments d’un temps divisé à l’infini ». Bory zappe, sape la narration. La poésie comme « inscription réalisée dans un objet » peut se faire char d’assaut« s’en prenant aux lettres dont est jonché, en vrac, le sol ». L’alternative à « la biaiseuse tentation narrative » est une fondatrice et insistante « expérience d’appartenance à la matière ».
L’inscription boryenne de la poésie dans un objet trouve un équivalent chez Lucien Suel, pour qui se faire poète « c’est devenir poème ». Celui-ci « n’est pas la voie royale de l’Être ou de l’Essence, mais le proliférant labyrinthe des chemins de traverse de tous les étants —états, moments—, de toutes les étendues et de tous les temps ». À la fois enraciné (travail de la terre et souci des morts, mais très loin de Barrès !) et disponible (longue pratique du mail art, traduction de Jack Kerouac, empathie pour tout ce qui vit), Suel n’est ni « poète du terroir » ni « universaliste abstrait ». Une « expérience sensible, vécue » est « partagée » à travers des « expérimentations dans la langue et l’écart ou le frottement des langues ». Un lyrisme « précis dans la dérision » (Sombre ducasse) « nous chante », selon le vœu de Dufrêne. L’attention aux objets du quotidien le rapproche de Ponge, « mais un Ponge nourri de contre-culture sex, beat and rock’n roll », et les « choses » sont à la fois « causes d’écriture » et « causes à défendre ». Loin d’ « exclure le réel » par la quête (néo-) platonicienne de « l’absente de tout bouquet », il « court à sa rencontre », se fait vecteur de détails : « haleine du terril » portée par le « bonbon du mineur », doigts ensanglantés des jeunes trieuses, contagion entre les terrils, les jardins ouvriers, les briques, et les triangles ou rectangles typographiques. Des « calligrammes » d’une espèce tout autre que chez Bory prennent forme (nouvelle) d’arithmogrammes (déterminée par le nombre de caractères) et d’arithmonymes (déterminée par le nombre de mots par vers ou paragraphe). Toujours dans l’émotion d’avoir entendu Howl de Ginsberg scandé par Pattie Smith (Patismit), « l’intime s’ouvre au social, à l’historique, à l’anthropologique, l’infime confine à l’infini, le moustique au cosmique ». Les « poèmes illustrés » en collaboration avec William Brown, graveur sur bois, s’inscrivent dans la lignée du duo Apollinaire / Dufy. « Outre la performance textuelle (lecture proche de la poésie sonore), Lucien Suel pratique " la poésie-action" ». Bobillot cite deux « performances » qui, comme « Chute… chut ! » ou « Ecfruiture » de Julien Blaine, prennent leur sens et leur titre dans des jeux de mots : « Poesie concrete » et « Faire son trou dans la littérature », avec photos et modes opératoires. À poésie littérale entre toutes —celle de Ghil, celle de Bory, celle de Suel—, lecture littérale entre toutes, celle (à la fois « amplique » et « ciselante ») de Jean-Pierre Bobillot. Car comme les trois mousquetaires, les « trois poètes de trop » sont quatre.
* Trois poètes avec, de Jean-Pierre Bobillot, Jean-François Bory et Jacques Demarcq, Patrick Fréchet éditeur, février 2018
Après trois pour un (Bobillot, Bory, Demarcq, « avec » Apollinaire)*, voici un pour trois : Jean-Pierre Bobillot « divague » sur René Ghil, Jean-François Bory et Lucien Suel, que rassemblent (sur la table de mixage qu’il est) l’ « expérimentation poétique », le « souci du medium, notamment de la langue conçue comme « matérialité sensible tout autant que signifiante », et l’ « extension du domaine de la poésie, potentiellement illimité(e) ». Un poème dédié à chacun des trois illustre (entre autres illustrations) l’essai.
L’audience et l’influence de Ghil, adversaire déclaré du symbolisme (il a 24 ans quand il rompt avec Mallarmé) furent souterraines, comme SUEL (station underground d’émerveillement littéraire), mais « plus larges et durables qu’on l’a dit ». À la fois « amplique » et « ciselant », pour reprendre la terminologie de Maurice Lemaître, il étendra un « prétexte extérieur » aux « dimensions du Temps et de l’Espace », tout en approfondissant son « cadre esthétique » par l’exploration des « diverses potentialités » de la Lettre. Le lettriste dissident Jean-Louis Brau, pionnier de la « Poésie sonore », qualifiera ses propres créations d’ « instrumentations verbales », référence évidente à Ghil dont la « Poésie scientifique » s’inscrit sur une « ligne de crête matérialiste » menant de la « poésie objective » de Rimbaud à Ponge se voulant « moins poète que "savant" » (« La Mounine, in La Rage de l’expression), et aux explorations cliniciennes d’Henri Chopin, sociologiques de Bernard Heidsieck. Ghil soutient, contre Mallarmé, que l’on peut se passer d’Éden. Son Dire du Mieux est, aussi, un dire du pire : dès 1897 il débusquait les causes de la « guerre européenne » de 1914, et ses effets : « Il n’était de vainqueurs —il n’était que des morts ». Définition possible du populisme : « l’histoire énorme de la haine des peuples » (haine attisée, qui soude des « peuples » en leur désignant des boucs émissaires). Le matérialisme de Ghil procède de l’atomisme antique, du sensualisme des lumières —« notamment de Diderot »—, du « transformisme lamarcko-darwinien », mais aussi du non dualisme bouddhiste. Sa « recherche d’une primitivité perdue » s’effectue « à travers une élaboration formalisée à l’extrême ». Le syllabisme sans la métrique, c’est le nombre sans le métronome. De 1887 à 1892, l’instrumentisme des Écrits pour l’Art précède les futuristes russes ou italiens. Ghil est le « fondateur de la première avant-garde poétique » et « artistique » en France et en Europe, « pour le meilleur et pour le pire hérité « de la Terreur et du Comité de Salut public ». Apollinaire verra en Ghil « le précurseur de la littérature humainement mondiale qui s’élabore actuellement ». En prime et pour la première fois, on lira l’intégrale du chant VII du Pantoun des pantoun, suivi de son lexique.
Bory en un vers de Ghil ? « L'humidité vivante —en quête multiplie ». Bory par Adorno (à propos de Kafka) ? « Comme tout grand art son œuvre s’abstient d’imaginer l’avenir, mais il fait un montage des produits résiduels que le nouveau en voie de formation élimine du présent en voie de disparition ». Par Luca ? « S’en sortir sans sortir ». Bory dans la bibliothèque du Docteur Faustroll, ‘pataphysicien ? Aujourd’hui, Jarry donnerait « toute sa place » à Un auteur sous influence, comme à La Croisade des enfants de Schwob, entre Les Illuminations de Rimbaud et Ubu roi. Bory par Mallarmé ? « Le livre, expansion totale de la lettre », à rapprocher de « l’INSCRIPTION réalisée dans un OBJET », formule boryenne qui pourrait être suellienne…
L’humidité est universellement provisoire et mouvante : le « grand jet d’encre » que « toute pensée émet », coup de dés incarné, humeur et humour : « je m’ennuie partout dans l’avant-garde », mais tout autant « dans l’après-garde / Et dans la garde tout court ». Bondissantes pensées, kaléidoscope « à proprement parler, psyché/délique », bourgeonnement ou floraison de mots « travaillant les uns contre les autres », hantés par la « constante disponibilité du sens » qui « se met et se démet ». À 12 ans, au lycée de Hué (Vietnam), Bory créait avec ses camarades de classe une revue littéraire copiée à la main en plusieurs exemplaires, intitulée « L’Encrier ». Premier jet ? Depuis, selon Gérard Noiret, il « marie les mécanismes d’une composition classique et les surprises d’une typographie énergumène ». Jet d’encre ou de dés, « nous ne sommes jamais libres » mais « avec le hasard au moins, on peut jouer et c’est déjà moins triste ». Glisser d’un mot à l’autre par leurs lettres. « Accoudé au bord / Du livre », voguer : « Un désir d’enfance enfin réalisé : Être à bord / Du livre ». Car c’est « la notion de livre » qui intéresse Bory, pas la notion de texte, avatar de l’œuvre pure (déni du medium). Plutôt que la « disparition élocutoire du poëte » (Mallarmé), c’est sa « dispersion inscriptoire —comme personnage.s » qu’il accomplit, « comme dispersion de cendres ». Dans l’espace typographique, « un laps de temps s’est trouvé pris » (Denis Roche). Bory oppose le dispositif ellipse / laps (Roche : « tout autour, c’est l’ellipse ») à la « mise en intrigue mimétique du récit ». Schwob l’écrivait déjà : « Le monde est en réalité discontinu ». Il donnait raison à Zénon : si « la notion de temps » est « engendrée par celle de l’espace », il « peut y avoir de l’infini entre les moments d’un temps divisé à l’infini ». Bory zappe, sape la narration. La poésie comme « inscription réalisée dans un objet » peut se faire char d’assaut « s’en prenant aux lettres dont est jonché, en vrac, le sol ». L’alternative à « la biaiseuse tentation narrative » est une fondatrice et insistante « expérience d’appartenance à la matière ».
L’inscription boryenne de la poésie dans un objet trouve un équivalent chez Lucien Suel, pour qui se faire poète « c’est devenir poème ». Celui-ci « n’est pas la voie royale de l’Être ou de l’Essence, mais le proliférant labyrinthe des chemins de traverse de tous les étants —états, moments—, de toutes les étendues et de tous les temps ». À la fois enraciné (travail de la terre et souci des morts, mais très loin de Barrès !) et disponible (longue pratique du mail art, traduction de Jack Kerouac, empathie pour tout ce qui vit), Suel n’est ni « poète du terroir » ni « universaliste abstrait ». Une « expérience sensible, vécue » est « partagée » à travers des « expérimentations dans la langue et l’écart ou le frottement des langues ». Un lyrisme « précis dans la dérision » (Sombre ducasse) « nous chante », selon le vœu de Dufrêne. L’attention aux objets du quotidien le rapproche de Ponge, « mais un Ponge nourri de contre-culture sex, beat and rock’n roll », et les « choses » sont à la fois « causes d’écriture » et « causes à défendre ». Loin d’ « exclure le réel » par la quête (néo-) platonicienne de « l’absente de tout bouquet », il « court à sa rencontre », se fait vecteur de détails : « haleine du terril » portée par le « bonbon du mineur », doigts ensanglantés des jeunes trieuses, contagion entre les terrils, les jardins ouvriers, les briques, et les triangles ou rectangles typographiques. Des « calligrammes » d’une espèce tout autre que chez Bory prennent forme (nouvelle) d’arithmogrammes (déterminée par le nombre de caractères) et d’arithmonymes (déterminée par le nombre de mots par vers ou paragraphe). Toujours dans l’émotion d’avoir entendu Howl de Ginsberg scandé par Pattie Smith (Patismit), « l’intime s’ouvre au social, à l’historique, à l’anthropologique, l’infime confine à l’infini, le moustique au cosmique ». Les « poèmes illustrés » en collaboration avec William Brown, graveur sur bois, s’inscrivent dans la lignée du duo Apollinaire / Dufy. « Outre la performance textuelle (lecture proche de la poésie sonore), Lucien Suel pratique " la poésie-action" ». Bobillot cite deux « performances » qui, comme « Chute… chut ! » ou « Ecfruiture » de Julien Blaine, prennent leur sens et leur titre dans des jeux de mots : « Poesie concrete » et « Faire son trou dans la littérature », avec photos et modes opératoires. À poésie littérale entre toutes —celle de Ghil, celle de Bory, celle de Suel—, lecture littérale entre toutes, celle (à la fois « amplique » et « ciselante ») de Jean-Pierre Bobillot. Car comme les trois mousquetaires, les « trois poètes de trop » sont quatre.
* Trois poètes avec, de Jean-Pierre Bobillot, Jean-François Bory et Jacques Demarcq, Patrick Fréchet éditeur, février 2018